En France, d’après l’observatoire des inégalités (Rapport sur les riches en France, première édition – 2020) Bernard Arnault (patron de LVMH) détient une fortune équivalente à la valeur de tous les logements de Toulouse ; les 10 % les plus riches reçoivent un quart de l’ensemble des revenus après impôts et possèdent 46 % du patrimoine total des ménages. Et toujours selon l’observatoire des inégalités, en 2003, un homme cadre de 35 ans pouvait espérer vivre encore 34 ans sans problèmes sensoriels et physiques, soit 10 ans de plus qu'un ouvrier.
Ce sont des inégalités économiques et sociales que nous parvenons à mesurer et dont l’importance ou l’évolution nous interroge dans une société démocratique : elles peuvent nous révolter, nous sembler injustes ou au contraire nous paraître légitimes, justifiées.
Mais de quelles inégalités parle-t-on ? Ces inégalités augmentent elles ou se réduisent notamment depuis le 19ème siècle ? Ces inégalités économiques et sociales sont-elles liées entre elles ? C’est ce que nous verrons dans une première partie.
Chaque société est amenée à devoir débattre sur le caractère acceptable ou non des inégalités économiques et sociales, en se demandant où placer le curseur… jusqu’où les inégalités peuvent être considérées justes ou au contraire atteindre un niveau inacceptable, susceptible d’enclencher des réactions contestataires. Autrement dit, qu’est-ce qu’une société juste ? Quels sont les types d’inégalités à combattre ou les types d’égalité à privilégier ? Comment établir des principes idéaux de justice sociale pouvant fonder nos sociétés démocratiques ? Nous montrerons dans une deuxième partie que, sur ces questions, plusieurs principes de justice s’affrontent. La troisième partie mettra en évidence les principes de justice mobilisés par les pouvoirs publics lorsqu’ils tentent de corriger les inégalités économiques et es limites auxquelles ces les instruments utilisés sont confrontés.
Dans le débat public, évoquer le problème des inégalités revient souvent à distinguer les « riches » des « pauvres ». Ces termes renvoient à un critère économique a priori, mais en réalité, de quoi peut-on être riche ? Que signifie « être pauvre » ?
Il nous faut donc reprendre le sens des termes utilisés ici. Les inégalités renvoient aux différences qui se traduisent en termes d'avantages ou de désavantages et qui fondent une hiérarchie entre individus ou groupes. Ces différences portent sur l’accès inégal aux ressources socialement valorisées. Celles-ci sont d’ordre économique, mais, nous le verrons plus loin, elles sont aussi d’ordre social.
En ce qui concerne les inégalités économiques, il s’agit essentiellement des inégalités de revenu et de patrimoine.
Le patrimoine renvoie à l’ensemble des richesses possédées par un individu ou un ménage, tandis que son revenu correspond aux sommes d’argent perçues au cours d’une période donnée, c’est un flux qui permet la consommation et l'épargne. Si le revenu n'est pas entièrement consommé, il est épargné ; le patrimoine, qui est un stock, augmente à travers le flux d'épargne.
Mais quelle définition précise du revenu est retenue par l’INSEE en France pour en mesurer les inégalités ? Plusieurs en fait.
On peut, tout d’abord, s'intéresser aux inégalités de revenus primaires. Selon l'INSEE, « Les revenus primaires comprennent les revenus directement liés à une participation des ménages au processus de production. La majeure partie des revenus primaires des ménages est constituée de la rémunération des salariés, laquelle comprend les salaires et les cotisations sociales. Ces revenus comprennent aussi des revenus de la propriété résultant du prêt ou de la location d'actifs financiers ou de terrains (intérêts, dividendes, revenus fonciers...). »
Mais pour comparer le niveau des revenus primaires des ménages, il convient de tenir compte de leur taille. En effet, deux ménages peuvent avoir le même revenu primaire tout en faisant face à des réalités quotidiennes très différentes si d'un côté le ménage n'est composé que d'une seule personne et si de l'autre il concerne une famille de quatre personnes. Le revenu primaire par unité de consommation qualifié aussi de niveau de vie avant redistribution, est un niveau d'analyse plus pertinent. Les unités de consommation sont calculées ainsi : on attribue 1 UC au premier adulte du ménage, 0,5 UC aux autres personnes de 14 ans ou plus et 0,3 UC aux enfants de moins de 14 ans. En effet, on estime qu’il n’est pas nécessaire d’avoir 4 fours ou 4 réfrigérateurs dans un ménage de 4 personnes, par rapport à un ménage composé d’une personne, pour maintenir le niveau de vie par personne : il existe des économies d’échelle en matière de consommation au sein d’un ménage. Il en est de même aussi pour l’âge des membres du ménage.
La taille du ménage n’est pourtant pas le seul critère que l’on doit prendre en compte pour comparer efficacement les revenus des ménages. Les pouvoirs publics (comme nous le verrons plus loin) mettent en œuvre des mesures de redistribution qui contribuent à la réduction des inégalités. Il faut donc de tenir compte des prélèvements opérés et des aides versées. On pourra ainsi comparer les inégalités de revenu par unité de consommation avant et après redistribution. Le revenu disponible désigne le revenu après redistribution, c'est-à-dire après paiement des impôts directs et cotisations sociales et perception des prestations sociales. Le niveau de vie du revenu disponible est le revenu disponible par unité de consommation.
De plus, si l'on souhaite étudier les inégalités économiques, il semble problématique de se limiter à la prise en compte des inégalités de revenus ou même de niveaux de vie. Le patrimoine joue un rôle important dans la structuration des inégalités. Nous pouvons rappeler que le patrimoine désigne l’ensemble des actifs financiers (compte courant dans une banques, actions ou obligations détenues, etc....) et non financiers (terrains, biens immobiliers...) détenus par un individu ou ménage à un moment donné.
Que ce soit pour mesurer les inégalités de salaire, de revenu, de niveau de vie ou de patrimoine, plusieurs outils statistiques sont à notre disposition notamment la comparaison entre groupes des moyennes ou des médianes.
Rappelons tout d’abord quelques distinctions utiles :
La moyenne : pour apprécier les inégalités économiques entre différents groupes, l'approche la plus simple consiste à comparer des revenus moyens de ces groupes. Ainsi pour apprécier les inégalités de revenus entre les hommes et les femmes ou entre les ouvriers et les cadres, il est possible de comparer les salaires moyens des individus qui composent ces groupes : on parle parfois de disparité.
La médiane : il s’agit de la valeur qui partage une distribution en deux parties égales. Appliqué aux revenus, le revenu médian désigne le revenu tel que 50 % de la population dispose d'un revenu inférieur à ce montant, et bien sûr 50 % de la population dispose d’un revenu supérieur à ce montant.
La comparaison entre la valeur du revenu moyen et du revenu médian d'une population nous informe sur le niveau des inégalités. En effet, si le revenu moyen est supérieur au revenu médian, cela signifie que des hauts revenus tirent la moyenne vers le haut alors même qu'une grande partie de la population vit avec des revenus plus faibles. C'est le cas en France où le niveau de vie mensuel moyen par personne était de 2 050 euros en 2018, tandis que la moitié de la population vivait avec moins de 1 771 euros par mois.
Cette distinction moyenne -médiane va nous être utile pour l’étude des différents indicateurs d’inégalités économiques.
Ainsi, en 2019, le salaire annuel moyen des hommes était de 24 420 €, celui des femmes étant de 18 970 €. Le salaire annuel moyen des hommes était de 22,3 % supérieur à celui des femmes. On constate ainsi de fortes inégalités de salaire entre hommes et femmes, dues à de nombreux facteurs (temps de travail, type d’emploi et de profession, etc.).
Il est possible de classer les individus ou les ménages dans l’ordre croissant de leur revenu (ou d'un autre paramètre comme le patrimoine) et ensuite de les découper en un certain nombre de groupes (les fractiles) contenant le même nombre d’individus ou de ménages. Les quantiles sont des paramètres de position (de revenu, de patrimoine, etc. qui divisent la distribution statistique en un certain nombre de parties égales. On peut choisir de diviser la population totale en parts plus ou moins grandes.
Les quartiles divisent la distribution en quatre parties égales, chacune comprenant un quart des effectifs. Q1 est la valeur (du revenu ou du patrimoine par exemple) qui divise la distribution telle que 25 % des valeurs observées lui soient inférieures et 75 % lui soient supérieures. Il y a ainsi trois quartiles (Q1, Q2 et Q3) et quatre groupes. On mesure souvent l'écart interquartile (Q3-Q1) ou le rapport interquartile qui s'obtient en faisant le rapport entre Q3 et Q1.
Les quintiles divisent la distribution en cinq parties égales, chacune comprenant un cinquième des effectifs.
Les déciles divisent la distribution en 10 parties égales. D1 est la valeur qui divise la distribution telle que 10 % des valeurs lui sont inférieures et 90 % supérieures. D5 est aussi la médiane.
Les centiles divisent la distribution en cent parties égales, chacune comprenant un centième des effectifs : on utilise souvent le 1 % des ménages ayant les revenus les plus élevés (C99) pour décrire les inégalités en haut de la hiérarchie des revenus.
Des quantiles aux rapports interquantiles :
Les déciles d'une distribution permettent de calculer des écarts interdéciles et des rapports interdéciles :
L’écart interdécile, peu utilisé, est la différence entre D9 et D1.
Ils Les rapport interdéciles sont plus utilisés. Ils consistent à calculer le coefficient multiplicateur entre les revenus qui séparent, par exemple, le dernier décile et le premier dans une population où les individus sont rangés dans un ordre croissant par rapport à la ressource considérée (revenu, patrimoine, niveau de vie).
- le rapport D9/D1 met en évidence les inégalités entre le haut et le bas de la distribution ; c'est une des mesures les plus utilisées de l'inégalité d’une distribution ;
On utilise aussi d’autres rapports :
- le rapport D9/D5 compare le haut de la distribution à la valeur médiane ;
- le rapport D5/D1 compare la médiane au bas de la distribution.
Plus le rapport est élevé, plus les inégalités sont fortes.
Cependant, cet outil ne permet pas de saisir toutes les inégalités, notamment celles qui se situent aux extrêmes. Ainsi, la stagnation du rapport D9/D1 dans le temps ne signifie pas pour autant que les inégalités soient stables. Considérons deux situations où la distribution des revenus est la même à l'exception du fait que les 5 % les plus riches voient leurs revenus multipliés par 10 entre la première et la deuxième distribution. La valeur de D1 et de D9 serait la même et le rapport interdécile indiquerait le même niveau d'inégalités alors que la seconde distribution serait bien plus inégalitaire.
Une façon de résoudre ce problème est de comparer les moyennes au sein des groupes délimités par chaque quantile au lieu de se focaliser sur la valeur des bornes. Il est possible alors de calculer une alternative au ratio interdécile en rapportant le niveau de vie moyen des 10 % les plus riches avec le niveau de vie moyen des 10 % les plus pauvres.
Si nous nous intéressons à la situation des inégalités de niveau de vie en France, le rapport entre le niveau de vie moyen des 10 % des ménages ayant le niveau de vie le plus élevé et celui des 10 % des ménages ayant le niveau de vie le plus faible fait apparaître des inégalités relativement importantes : le rapport est de presque 7. Ce rapport est deux fois plus élevé que le rapport D9/D1. (tableau 1)
(1) Indicateur appartenant à la liste des indicateurs d'inégalité préconisés par le groupe de travail « Niveaux de vie et inégalités sociales » du Cnis. Champ : France métropolitaine, individus vivant dans un ménage (en logement ordinaire) dont le revenu déclaré est positif ou nul et dont la personne de référence n'est pas étudiante. |
L'analyse de l'évolution de la situation du 1 % des ménages les plus favorisés est utile. En effet, la très forte augmentation des hauts revenus étant une des causes principales de l'augmentation des inégalités, l'étude du haut de la distribution a mobilisé l'attention de nombreux chercheurs (comme T. Piketty). L’augmentation des inégalités de revenu est ainsi particulièrement forte aux États-Unis comme le montre le graphique suivant : Voir le graphique « Bas et hauts revenus aux États-Unis,1960-2015 ». Ainsi, en 1970, le revenu moyen des 50 % des ménages ayant les revenus les plus faibles était de 15 200 dollars par an et par adulte, et celui des 1 % des ménages ayant les plus hauts revenus de 403 000 dollars, soit un rapport de 1 à 26. En 2015, le revenu moyen des 50 % des ménages ayant les revenus les plus faibles est de 16 200 dollars, et celui des 1 % des ménages ayant les plus hauts revenus de 1 305 000 dollars, soit un rapport de 1 à 81.
La courbe de Lorenz (ou courbe de concentration) est une représentation graphique qui permet de visualiser le degré de concentration d'une variable statistique (sur l’ensemble des individus).
Il faut pour la construire, tout d'abord, classer les individus ou les ménages en fonction de leur revenu (ou de leur patrimoine) par ordre croissant. En abscisse du graphique, on indique la proportion cumulée de la population. Le point d'abscisse 10 correspond ainsi aux 10 % disposant des plus bas revenus, le point d'abscisse 50 aux 50 % disposant des plus bas revenus. Pour déterminer la valeur de l'ordonnée des points, il faut calculer pour chaque groupe considéré (par exemple, le groupe des 20 % disposant des plus bas revenus) la part du revenu global détenu par les membres du groupe.
La bissectrice (ou diagonale) représente la droite d'équirépartition, illustrant une répartition parfaitement égalitaire de la variable, chaque groupe disposant d'une part du revenu équivalent à son poids démographique. Plus la courbe de Lorenz s'éloigne de cette droite, plus le degré d'inégalité dans la répartition est élevé (plus la variable est concentrée).
On construit souvent des courbes de Lorenz pour les niveaux de vie ou encore la répartition du patrimoine afin de visualiser l’importance ou non des inégalités.
La détention de patrimoine est très importante en France comme dans tous les pays. Le graphique suivant permet de visualiser l’importance de la concentration du patrimoine. Ainsi, la détention du patrimoine immobilier est moins inégalitaire que celle du patrimoine professionnel : sa courbe est plus proche de la droite d’équirépartition que celle du patrimoine professionnel. La lecture de certains chiffres est parlante : 90 % de la population ayant le patrimoine immobilier le plus faible détient un peu moins de 60 % du patrimoine immobilier total de la population alors que les 90 % de la population ayant le patrimoine professionnel le plus faible détiennent environ 1 % du patrimoine professionnel total de la population (dit autrement, de manière peut-être plus parlante, les 10 % de la population ayant le patrimoine immobilier le plus élevé détiennent un peu plus de 40 % du patrimoine immobilier total de la population alors que les 10 % de la population ayant le patrimoine professionnel le plus élevé détiennent quasiment 100 % du patrimoine professionnel total de la population).
Les courbes de Lorenz facilitent ainsi les comparaisons de la concentration des revenus et du patrimoine d’une année sur l’autre ou entre pays.
De ces courbes, on peut obtenir un chiffre, l’indice de Gini qui permet d’évaluer l’importance des inégalités et de faire des comparaisons : par exemple, cet indice de Gini était, en 2005, de 0,652 pour le patrimoine total selon certains calculs de l’INSEE alors que l’indice de Gini pour les revenus était de 0,298 d’après la Banque mondiale soit un niveau bien moindre (pour les États-Unis étudiés plus haut, il était de 0,410 en 2005 : les inégalités de revenu étaient plus donc bien plus importantes qu’en France).
À partir de la courbe de Lorenz, il est possible d'apprécier l'importance des inégalités en calculant un degré de concentration, l'indice de Gini. Il permet de mesurer le degré d’inégalité d’une distribution pour une population donnée. Il est compris entre 0 et 1, et plus il est proche de 1, plus la distribution est inégalitaire.
Il se calcule à partir de la courbe de Lorenz avec la formule suivante :
Coefficient de Gini = Surface A / (surface A + surface B)
Surface A : aire comprise entre la droite d’équirépartition (bissectrice) et la courbe de Lorenz
Surface A+B : aire comprise entre la droite d’équirépartition et l’axe des abscisses.
L’indice de Gini est un indicateur synthétique d’inégalités, il permet de prendre en compte toute la distribution des revenus (ou des patrimoines) du plus pauvre au plus riche – contrairement au rapport interquantile. Il résume en un seul chiffre le niveau d’inégalités dans un pays, pour une année, et facilite donc les comparaisons. Mais il est cependant peu sensible aux variations qui ne concernent que de petits effectifs, et aux changements en haut et en bas de la distribution, là où se jouent le plus souvent les inégalités de revenus. Ainsi, l'explosion des hauts revenus n'a pas conduit à une forte variation de l’indice de Gini ces dernières années. Cet indicateur manque par conséquent de finesse pour saisir certaines évolutions qui socialement ont pourtant de l'importance.
Ces outils donnent une mesure des inégalités à un moment donné, mais ne renseignent pas sur l’évolution des inégalités entre générations, c’est-à-dire la transmission de ces inégalités d’une génération à l’autre. Pourtant, la sociologie nous montre comment les conditions de vie dans l’enfance influent sur le destin social des individus. Disposer d’un indicateur pour mesurer cette transmission des inégalités d’une génération à l’autre est donc utile.
La corrélation des revenus entre ceux des enfants et ceux de leurs parents, mesurée par « l’élasticité intergénérationnelle des revenus » permet de rendre compte d’une forme de reproduction sociale en matière de revenus.
Cet indicateur, de nature dynamique, correspond à la différence en pourcentage du revenu des enfants qui est associée à une différence de 1 % du revenu des parents. Quand l’élasticité intergénérationnelle des revenus est égale à 0 cela signifie que le revenu des parents n'a aucune influence sur celui des enfants, alors que quand elle vaut 1 cela signifie que la reproduction est totale : une différence de 1 % entre les revenus des parents se traduit par une différence de revenu de même ordre, de 1 % donc, entre leurs enfants. Ainsi, en France, cet indicateur (voir graphique ci-dessous) est d’environ 0,4, plus élevé que celui du Danemark (0,15) : les inégalités de revenu se reproduisent plus fortement en France qu’au Danemark. Par contre, cette élasticité est d’environ 0,5 au Royaume-Uni : la corrélation entre les revenus des enfants et ceux des enfants est donc plus forte au Royaume-Uni.
La « courbe de Gatsby » met en relation l’élasticité intergénérationnelle des revenus avec l’indice de Gini des revenus de la génération des parents. Elle permet en général d’établir une relation positive entre le niveau d’inégalités de revenus et la corrélation de revenu parents-enfants. En effet, dans un pays, plus les inégalités de revenus sont fortes, plus le revenu des enfants est déterminé par celui des parents.
Par exemple, aux États-Unis, les inégalités de revenus de la génération des parents sont fortes car le coefficient de Gini est de 0,34 ; or quand les revenus des parents sont deux fois plus élevés (100 % plus élevés donc) que à ceux d’autres parents, alors les revenus des enfants sont en moyenne 48 % plus élevés que ceux des autres enfants. Ainsi, plus le coefficient de Gini est élevé, plus les revenus des enfants sont corrélés à ceux des parents, ce qui signifie que la mobilité sociale est faible lorsque les inégalités sont fortes au départ. À l’inverse, au Danemark, où les inégalités économiques sont faibles avec un coefficient de Gini autour de 0,22, la corrélation de revenu parents-enfants est faible : quand les revenus des parents sont 100 % supérieurs deux fois plus élevé alors le revenu des enfants est en moyenne 15 % plus élevé. On voit ainsi qu’en général des inégalités de revenu faibles semblent entraîner une mobilité intergénérationnelle des revenus forte : un lien semble exister.
On peut remarquer cependant que cette corrélation observée statistiquement ne permet pas de conclure sur les causalités qui l’expliqueraient. On peut poser l’hypothèse que de moindres inégalités entre parents pourraient engendrer, par exemple, de moindres inégalités de réussite scolaire entre enfant et donc d’emplois et de revenus.
D’un niveau très élevé au début du XXème siècle, la concentration des revenus et encore davantage celle des patrimoines s’est réduite considérablement au cours de ce siècle. Mais cette réduction des inégalités, sous l’effet des guerres et de la mise en place de politiques publiques de redistribution et de protection sociale, n’a vraiment eu lieu que jusqu’aux années 1980.
À compter du début des années 1980 voire 1970, les inégalités repartent à la hausse, particulièrement dans les pays anglo-saxons, comme les États-Unis. Ce changement est le fruit de choix politiques acceptant voire justifiant l’existence d’inégalités économiques. Les politiques fiscales et sociales deviennent alors plus favorables au capital qu’au travail, aux classes favorisées qu’aux classes populaires.
Les détenteurs de capital sont particulièrement favorisés, car sa circulation a été largement dérégulée et la fiscalité limitée. De plus, les impôts progressifs sur le revenu sont progressivement réduits ce qui favorise les ménages les plus favorisés, ceux qui perçoivent déjà les revenus les plus élevés. De plus, les aides aux plus pauvres sont souvent remises en cause (voir le paragraphe 3.2.4.)
On peut penser aussi que le progrès technique et la mondialisation économique ont participé à ce regain des inégalités : ces deux processus participent au dualisme du le marché du travail, entre la partie des actifs qui profite de l’expansion de ces phénomènes généralement les plus favorisés, et l’autre, le plus souvent les moins favorisés, qui en subit les effets néfastes (perte d’emploi ou baisse du revenu) [voir chapitres 1 et 3]
Le graphique ci-dessus montre qu’en Europe, les inégalités de revenus sont reparties à la hausse depuis 1980, tout en restant à des niveaux nettement plus faibles qu'en 1900-1910. Ainsi, les 10 % ayant les revenus les plus élevés ont vu la part de leur revenu dans le revenu national passer d’environ 28 % à 36 % soit une hausse de 8 points entre 1980 et 2020. Aux États-Unis, cette hausse a été plus forte : la part des revenus des 10 % ayant les revenus les plus élevés dans le revenu national est passée d’environ 33 % en 1970 à 46 % en 2020 soit une hausse de 13 points. Dit autrement, les 10 % les plus riches en termes de revenu percevaient presque la moitié des revenus distribués !
Nous l’avons vu plus haut : la mesure des inégalités concerne essentiellement les inégalités économiques (de revenu, de niveau de vie, de patrimoine). Mais les inégalités sont aussi sociales. Ces inégalités sociales concernent aussi une répartition différente de ressources sociales créant une hiérarchie mais dans d’autres domaines que les seules ressources économiques comme le pouvoir, la culture, la santé, l’éducation, le logement, etc. Les individus n’accèdent effectivement pas tous au même niveau de diplôme, ont une espérance de vie différente selon leur groupe socioprofessionnel, ou encore ont des pratiques culturelles différentes selon leur groupe social ou leur lieu de résidence.
Les inégalités sont donc multiples, mais elles sont aussi cumulatives : elles ont tendance à s’entretenir les unes les autres.
Tout d’abord, les inégalités économiques se renforcent entre elles : les revenus plus faibles ne permettent pas de se constituer une épargne massive, donc le patrimoine demeure limité. A l’inverse, un patrimoine détenu élevé permet de dégager des revenus issus de ce capital (loyers, intérêts, dividendes…). De plus, comme des revenus faibles ne permettent pas d’épargner et de se constituer un patrimoine rapportant des revenus, les inégalités de patrimoine sont plus importantes que les inégalités de revenu.
Ensuite, des inégalités économiques sont sources d’inégalités sociales. Ainsi, un niveau de vie plus faible donne accès à un logement moins bien situé, à des soins de santé moins systématiques, les dépenses de santé n’étant pas entièrement remboursées dans de nombreux pays, et les conditions de vie se dégradent alors.
En outre, des inégalités sociales sont aussi sources d’inégalités économiques. Un niveau limité d’éducation expose davantage au chômage, facteur lui-même de problèmes de santé qui peuvent provoquer un certain isolement social et renforcer la difficulté à trouver un emploi et à disposer d’un revenu suffisant.
Enfin, les inégalités sociales peuvent s’enchaîner : vivre dans un logement confortable et bien situé peut agir positivement sur la réussite scolaire. Ou encore, des conditions de travail difficiles peuvent être responsables de maladies professionnelles, d’une moins bonne santé.
On le voit, les multiples inégalités, de toute nature, forment système et s’entraînent mutuellement.
On estime ainsi que les inégalités sont cumulatives, forment un système qui produit des effets sur la structure sociale : les inégalités économiques et sociales s’ajoutent les unes aux autres, formant ainsi des catégories favorisées (économiquement et socialement), des catégories défavorisées ou encore des classes moyennes.
Les catégories favorisées voient leurs avantages s’additionner et à l’opposé, les désavantages des classes populaires se renforcent mutuellement. Nous pouvons illustrer ceci à travers l’exemple de la santé : les ménages les plus pauvres auront plus de difficultés à se soigner, leur revenu ne leur permettant pas d’avoir accès à certains spécialistes, ou les poussant à différer certaines dépenses médicales. On sait aussi que leur mode d’alimentation est souvent moins sain, le rapport au corps et à la santé étant différent selon le niveau de vie et le milieu socioprofessionnel. Certaines consommations à risque (alcool, tabac) étant plus fréquentes dans cette population. Ils ont plus souvent des conditions de travail pénibles (port de charges lourdes, présence de produits toxiques, horaires décalés) qui ont évidemment un impact négatif sur leur état de santé. Les conditions de logement (logement trop petit, parfois insalubre, dans des zones plus polluées) pourront aussi dégrader leur état de santé. Mais, à son tour, un mauvais état de santé pourra être à l’origine de revenus plus faibles, ces inégalités formant système. En effet, des problèmes de santé, qu’ils soient chroniques ou passagers et notamment lorsqu’ils se traduisent par un handicap, peuvent entraver le bon déroulement du parcours scolaire et de l’activité professionnelle d’un individu.
Mais ce caractère cumulatif des inégalités peut aussi s’observer d’une autre manière : au cours du temps. Les inégalités de position sociale ont en effet tendance à se reproduire d’une génération à l’autre, et plus les inégalités sont fortes, plus la mobilité sociale est faible. Une corrélation peut en effet être observée: plus le niveau d’inégalités est élevé, plus la transmission intergénérationnelle des revenus est forte, c’est ce que nous avons vu avec la « courbe de Gatsby ». Cette reproduction des inégalités est due en grande partie à la transmission du capital économique mais aussi culturel et social entre les générations comme nous l’avons déjà rapidement précisé. [Voir pour plus de détails le chapitre 5]