2. Une société socialement différenciée appelle à des pratiques culturelles différenciées.

2.1. Les données d’enquête révèlent des pratiques culturelles différentes selon le niveau de diplôme et selon la profession et la catégorie socioprofessionnelle (PCS).

En effet, deux différences fondamentales (en dehors des différences de revenus) qui peuvent, de manière générale, expliquer des différences de comportement entre individus sont d’une part le niveau et le type de diplôme ou de formation et d’autre part la position sociale dépendant de la profession et la catégorie socioprofessionnelle de la personne (voire de celle de ses parents).

En effet, deux différences fondamentales (en dehors des différences de revenus) qui peuvent, de manière générale, expliquer des différences de comportement entre individus sont d’une part le niveau et le type de diplôme ou de formation et d’autre part la position sociale dépendant de la profession et la catégorie socioprofessionnelle de la personne (voire de celle de ses parents).

2.1.1. Les pratiques culturelles dépendent du niveau de formation.

Ainsi, en 2018, en France, 65 % des personnes de plus de 15 ans ayant un niveau d’études supérieur au baccalauréat écoutaient quotidiennement de la musique contre seulement 37 % pour ceux qui n’avaient pas de diplôme (ou au maximum le certificat d’études primaires), une différence de 28 points. Par contre, la consommation télévisuelle quotidienne était environ 30 % plus élevée chez les individus n’ayant pas de diplôme (ou au maximum le certificat d’études primaires) par rapport à ceux ayant un niveau d’étude supérieur. Considérons des pratiques moins fréquentes que l’écoute de la musique ou la consommation télévisuelle comme les sorties pour assister à des spectacles vivants : les personnes ayant un niveau d’étude supérieur au baccalauréat sont trois fois plus nombreuses, proportionnellement, à avoir vu un spectacle vivant que les personnes n’ayant pas de diplôme ou seulement le CEP.

2.1.2. Les pratiques culturelles dépendent aussi du groupe socioprofessionnel.

En France, l'INSEE (Institut National de la Statistique et des Études Économiques) a élaboré une nomenclature des PCS permettant de regrouper les milliers de métiers en quelques groupes socioprofessionnels ayant une certaine homogénéité sociale et économique. Cette nomenclature est souvent reprise notamment par le Ministère de la Culture pour établir des constats statistiques notamment sur la diffusion de telle ou telle pratique culturelle dans l'ensemble des milieux sociaux. Ces groupes socioprofessionnels sont au nombre de 6 parmi les actifs, c'est-à-dire les individus qui travaillent ou, ne travaillant pas, souhaitent travailler, bref parmi les individus actifs sur le marché du travail. Parmi ces actifs, on distingue d’abord deux groupes dont un, sauf exception, rassemble des emplois de non-salariés : les agriculteurs exploitants d’un côté et les artisans, commerçants et chefs d’entreprise d’un autre côté. L’autre grand groupe rassemble, sauf exceptions là-aussi, les salariés qui font partie de quatre groupes socioprofessionnels assez hiérarchisés : ce sont les cadres et professions intellectuelles supérieures (dont le niveau de formation est très élevé de même que leur place dans l’organisation dans laquelle ils travaillent) puis les professions intermédiaires (dont le niveau de diplôme et la place dans la hiérarchie au sein de l’organisation sont un peu moins élevés) et enfin les employés et les ouvriers, qui sont en bas de la hiérarchie aussi bien en matière de diplôme que de poste occupé).

Reprenons maintenant les enquêtes menées sur la consommation télévisuelle. II apparaît nettement que ce sont parmi les ouvriers et les employés, situés en bas de la hiérarchie professionnelle et des revenus, que cette pratique est la plus fréquente. À l'opposé, elle est beaucoup moins fréquente chez les cadres supérieurs et professions libérales : 10 % d'entre eux la regardent 20 heures ou plus par semaine contre près de 50 % chez les ouvriers et cela en 2008. Il apparait cependant que cet écart, depuis, a tendance à se réduire. L’enquête de 2008 permet aussi de montrer non pas seulement les différences de consommation musicale mais aussi des différences de goûts musicaux selon le groupe socioprofessionnel, comme le montre le tableau suivant.

Tableau 3 : la distribution des genres musicaux écoutés le plus souvent en 2008, en France

Sur 100 personnes de chaque groupe, écoutent le plus souvent …

Chansons ou variétés françaises

Musiques du monde ou traditionnelles

Variétés internatio-nales RnB

Musiques électroniques

Hip-Hop, Rap

Pop, rock

Jazz

Musique classique, ou opéra

Agriculteurs

61

18

18

6

3

6

4

18

Commerçants, artisans

69

20

24

10

6

20

20

30

Cadres supérieurs, professions libérales, chefs d’entreprise

58

27

28

9

7

34

32

49

Professions intermédiaires

65

29

38

9

8

36

22

34

Employés

71

23

36

10

10

18

13

25

Ouvriers

63

19

32

14

13

21

9

18

Source : d'après P. Coulangeon, Sociologie des pratiques culturelles, Éditions La Découverte, 2016

Des différences apparaissent : le goût pour les chansons ou variétés françaises, s'il est général, est relativement plus fréquent chez les employés, les commerçants et artisans (environ 70 % d'entre eux affirment qu'il s'agit d'un des genres musicaux qu’ils écoutent le plus souvent) que chez les cadres supérieurs, professions libérales et chefs d'entreprise (58 % d'entre eux). À l'inverse, la musique classique (y compris l'opéra, genres musicaux séparés dans les études statistiques) est plus fréquemment un des genres musicaux écouté le plus souvent chez les cadres supérieurs, professions libérales et chefs d'entreprise que chez les ouvriers ou les agriculteurs (49 % d’entre aux contre 18 %).

2.2. Une société différenciée selon les classes sociales ? Les débats entre sociologues.

2.2.1. Les classes sociales et les styles de vie : des éléments de définition.

Pour aller au-delà du constat statistiques et interpréter voire expliquer ces résultats, certains sociologues comme Pierre Bourdieu utilisent la notion de classes sociales. Avec cette notion, deux ou trois nouvelles caractéristiques nouvelles, au moins, de la société et des groupes socioprofessionnels sont mises en avant : la tendance à la fermeture sur soi des classes sociales notamment dominantes et la tendance à la reproduction d'une génération à une autre de ces classes sociales mais aussi une tendance au conflit, à la lutte, entre ces classes. On voit que l’analyse en termes de classes sociales interprète la société comme étant formé de groupes socioprofessionnels fermés sur eux et en conflits entre eux.

Dans le domaine de la culture et plus précisément de la consommation culturelle et des styles de vie, c’est l’analyse des classes sociales de Pierre Bourdieu, sociologue français (1930-2002), qui est la référence.

Pour Bourdieu, il existerait trois grandes classes sociales (avec des fractions de classe en leur sein) dépendant des ressources qu'elles peuvent mobiliser dans les luttes auxquelles elles participent et plus largement dans leurs activités économiques et sociales : les classes dominantes, les classes moyennes et les classes populaires. Ces ressources, Pierre Bourdieu les nomment « capital ». Ce capital se décompose en trois grands types différents : le capital économique, le capital culturel et le capital social.

Le capital économique regroupe les revenus gagnés mais aussi le patrimoine possédé par l'individu ou la famille.

Le capital culturel, essentiel évidemment pour comprendre les pratiques culturelles, correspond à l'ensemble des ressources culturelles détenues par un individu et qu'il peut mobiliser au cours de ces luttes. II peut prendre trois formes :

- celle de biens culturels qu'un individu ou une famille possède comme les livres, les œuvres d'art

- celle de compétences culturelles attestées par des diplômes scolaires (bac, etc.)

- enfin, le capital culturel peut être « incorporé », c'est-à-dire qu'il fait partie de l'individu lui-même en tant que dispositions apprises lors du processus de socialisation et qui sont mises en œuvre lors de différentes activités (consommation de « biens» culturels comme une pièce de théâtre, échanges langagiers à l'école avec des adultes, etc.).

Enfin, le capital social comprend l'ensemble des relations sociales, du réseau social qu'une personne peut mobiliser au cours de ses activités sociales.

2.2.2. La théorie de la légitimité culturelle : la pensée de Pierre Bourdieu.

Pour Pierre Bourdieu, le montant du capital total détenu et le type de capital (plutôt économique ou plutôt culturel) détermine des styles de vie des trois grandes classes sociales et des fractions de classe. On peut donc associer des styles de vie et des goûts à des classes sociales et des fractions de classe auxquelles l'individu appartient et pas seulement à des individus isolés les uns des autres par des goûts propres. Ainsi, le piano est une pratique plus fréquente chez les classes dominantes alors que les classes moyennes sont plutôt associées à la pratique de la guitare. De leur côté, les classes populaires sont plus associées à des activités de divertissement comme la pêche ou le football ou l’écoute de la variété française (pas présente sur la graphique). C’est ce que montre le graphique suivant utilisant des données statistiques reflétant des comportements réels d’individus.

Graphique 2 : Espace des positions sociales et des styles de vie

Bourdieu style de vie

Source : Pierre Bourdieu, Raisons pratiques, Éditions du Seuil, 1996, p.21

Plus profondément, ces styles de vie sont pour Pierre Bourdieu l’objet d’une valorisation plus ou moins forte, d’une volonté de distinction des classes dominantes par rapport aux autres classes voire même d’une lutte entre classes sociales ou fractions de classe. Précisons cette analyse.

Pour Pierre Bourdieu, nous l'avons vu, la société est divisée en classes sociales dont l'une est dominante. Du fait de sa position sociale, la classe dominante possède une aura, un prestige qui fait que ses pratiques peuvent être considérées comme des pratiques à suivre. Dans le domaine culturel, elle peut imposer des pratiques légitimes et déconsidérer d'autres pratiques comme étant inférieures ; elle peut même classer comme hors du monde de la culture certaines pratiques (télévision, musique de variété, théâtre de boulevard, « littérature de gare », etc.).

Historiquement, chaque classe dominante a pu imposer ses goûts y compris aux créateurs comme dans la danse ou la musique sous l’Ancien régime avec les cours des rois et princes et les différentes Académies qu'elles dominaient. Les musiciens étaient considérés comme des serviteurs au service des nobles qui les faisaient vivre : les nobles leur imposaient leur goût. De nos jours et depuis le XIXe siècle, les classes dominantes (composées par exemple, de la grande bourgeoisie d'affaire, des professions libérales, etc.) ont pu imposer leur culture comme seule légitime : danse classique, opéra et musique classique, littérature classique, etc. Cette culture savante a pu être imposée par l'intermédiaire de différentes institutions comme les Académies, l'Opéra de Paris mais aussi l'école notamment par la musique classique et par les grandes œuvres de la littérature française qui, pendant longtemps, étaient les seules enseignées dans l'enseignement secondaire. Toute activité de nature plus divertissante, celle privilégiée par les classes populaires (ouvriers, petits employés, petits agriculteurs), était exclue par ces différentes institutions. Les goûts de ces classes dominées étaient rejetés comme hors de la « vraie » culture.

Entre les classes dominantes et les classes populaires se trouvent les classes moyennes. En opposition avec les classes populaires, elles reconnaissent la légitimité de la culture des classes dominantes et essaient de s'approprier cette culture. Mais, alors que dans les classes dominantes, la socialisation primaire aboutit à l'intériorisation précoce de la culture légitime, les classes moyennes ne peuvent s'approprier ces normes dominantes que de manière tardive, maladroite, incomplète (un peu comme l’on apprend une langue étrangère). Les enfants des classes dominantes, dès le plus jeune âge, sont plongés dans cette culture savante par leurs parents qui écoutent de la musique classique, qui vont dans des musées, qui vont au théâtre, etc. II en est de même des réseaux d'amis que les familles et donc les enfants fréquentent qui ont les mêmes goûts et les mêmes pratiques. Évidemment, ces types de pratique sont beaucoup moins fréquentes dans les classes moyennes et nécessitent un effort de la part des parents eux-mêmes : pour les parents comme les enfants, il s'agit d'un véritable processus d'acculturation et donc bien moins efficace que la socialisation se déroulant dans les milieux privilégiés. Ainsi, dans les enquêtes des années 1950-1960 en France, on voit l’écart des pratiques culturelles de ces classes moyennes par rapport aux classes dominantes : elles apprécient dans la musique classique ou la littérature ce qui est le moins légitime du point de vue des classes dominantes de même qu'elles peuvent apprécier certains chanteurs de variété, aller au cinéma ou regarder la télévision.

Enfin, la grande intimité des classes dominantes avec la culture savante est favorable à la pratique elle-même de ces arts qu'il s'agisse du dessin, de la peinture, de la danse ou de la musique. L'apprentissage des arts est donc facilité, apparaissant comme normal, naturel. Les moyens financiers des parents permettent aussi d'amener les enfants assister à des spectacles de danse de musique favorisant l'identification des enfants aux danseurs ou aux musiciens. Enfin, les familles de ces classes dominantes peuvent financer les cours de musique, de danse, etc. Or, l'apprentissage dès le plus le jeune âge d'activités artistiques induit une pratique amateur plus fréquente à l'âge adulte.

2.2.3. La théorie des « omnivores » et des « univores » : la théorie de Richard Peterson et Albert Simkus.

C'est surtout dans le domaine musical que la théorie de la légitimité culturelle a été contestée. En effet, les sociologues Richard Peterson et Albert Simkus montrent qu'aux États-Unis, dans les années 1980, les américains des classes supérieures et fortement diplômées non seulement apprécient la musique classique, savante, mais d’autres formes de musique comme la variété, la musique « pop », etc… : ils ont aussi des goûts plus éclectiques. On (les deux auteurs) dit qu'ils sont « omnivores ». Ainsi, la thèse selon laquelle les classes supérieures auraient des goûts exclusifs pour certaines formes de musique savante n’était pas vérifiée … sauf peut-être encore chez quelques-uns encore, ceux que Richard Petersen appellent les « intellectuels snobs ». À l'inverse, ils constataient que les goûts musicaux des classes populaires semblaient plus exclusifs : ils sont dits « univores ».

Les auteurs expliquent cette évolution des goûts des classes supérieures par l'augmentation quantitative de cette classe nécessitant un recrutement de ses membres en dehors de leur classe : des enfants de la classe moyenne ont ainsi intégré la classe supérieure apportant une plus grande diversité de style de vie et donc de goûts musicaux du fait de leur propre socialisation primaire et d'un réseau social plus varié socialement. En même temps, ils font preuve d'une plus grande tolérance vis-à-vis des différentes pratiques culturelles du fait aussi de leur niveau de formation plus élevé d'où un libéralisme culturel plus grand et une plus grande diversité de préférences artistiques. De plus, l’accès facilité à toutes les formes de culture grâce à la télévision, à la radio et par l’intermédiaire d’internet favorise cet éclectisme des goûts culturels.

En France aussi, on constate une tendance à l'éclectisme des goûts musicaux et plus largement des pratiques culturelles même si elle ne concerne pas uniquement les classes supérieures mais aussi les classes moyennes et dans une bien moindre mesure les classes populaires. Le tableau suivant retrace ainsi ces constats dans le cas des goûts musicaux en France en 1997 :

Tableau 4 : Nombre de genres cités au titre des genres écoutés le plus souvent selon la catégorie socioprofessionnelle (pourcentage en ligne)

Aucun

Un

Deux

Plus de deux

Ensemble

N

Agriculteurs

23,1

44,8

26,1

6,0

100,0

76

Patrons de l'industrie et du commerce

12,7

44,4

24,4

18,5

100,0

150

Cadres supérieurs

2,4

43,0

32,6

23,1

100,0

279

Professions intermédiaires

2,2

45,2

33,8

18,9

100,0

448

Employés

6,1

53,6

26,S

13,8

100,0

701

Ouvriers

6,9

55,1

26,4

11,6

100,0

664

Étudiants

0,4

40,8

30,9

28,0

100,0

154

Retraités

32,4

38,4

19,1

10,1

100,0

987

Autres inactifs

17,4

45,0

26,0

11,6

100,0

615

Ensemble

14,0

46,2

25,9

14,0

100,0

4 074

Source : Philippe Coulangeon, La stratification sociale des goûts musicaux. Le modèle de la légitimité culturelle en question, Dans Revue française de sociologie 2003/1 (Vol. 44)

II apparait ainsi que 39,9 % des personnes interrogées affirment écouter deux genres et plus de genre musical tandis que 14 % des personnes disent n'avoir aucun genre préféré. L'éclectisme n'apparaît donc pas comme une exception. En comparant les réponses selon le groupe socioprofessionnel, on s'aperçoit que 55,7 % des cadres supérieurs indiquent deux genres ou plus écoutés le plus souvent ; pour les professions intermédiaires, catégorie centrale des classes moyennes, cette proportion est très proche : 52,7 %. L'éclectisme, s’il est plus important chez les cadres supérieurs, ne leur est donc pas réservé. Il reste que, parmi les classes populaires, la majorité de leurs membres déclare un seul genre de musique écouté le plus souvent.

2.2.4. La théorie de l’homme pluriel de Bernard Lahire : pluralité de la socialisation et dissonances culturelles.

Le sociologue Bernard Lahire reprend l'analyse de Pierre Bourdieu en la modifiant assez largement notamment pour expliquer les variations de goûts et de pratiques chez un même individu et cela, quelle que soit sa classe sociale. Cette analyse permet donc tout à la fois de comprendre l'existence de différences de pratiques culturelles selon les classes sociales mais aussi le caractère pluriel des goûts et pratiques de chaque individu pris dans leur singularité. Pour Bernard Lahire, les pratiques des individus dépendent de leur socialisation qui est liée, comme le pensait Bourdieu, à la classe sociale d'appartenance. C'est donc ce qui explique les différences constatées selon les milieux sociaux, les classes sociales. Par contre, dans une société aussi différenciée que la société française, chaque individu a une histoire particulière. Cette histoire fait qu'il noue des liens sociaux avec de nombreux individus différents qui n'appartiennent pas forcément à la même classe sociale ... même si cela est plus probable. Ainsi, les personnes rencontrées à l'école (enseignants comme élèves), les amis, les médias, etc. vont influencer les goûts musicaux de chaque individu et favoriser plus largement une diversité de consommation culturelle. II peut donc exister des profils qu’il appelle consonants avec de goûts et des pratiques homogènes (culture légitime dans les classes dominantes pour toutes les pratiques culturelles, musique classique, théâtre, etc. et culture illégitime dans les classes populaires, quelle que soit là encore les pratiques culturelles, musique de variété, télévision, etc.) mais aussi profils d'individus ayant des pratiques appelées dissonantes. Par exemple, en matière de musique, apprécier à la fois l'opéra et la variété, ou alors apprécier la littérature classique et les films de karaté! Pour analyser les pratiques culturelles, les analyses statistiques ne suffisent plus ; il est nécessaire de recourir à des méthodes d'entretien comme le montre l'extrait suivant décrivant les pratiques culturelles et le style de vie d’Aline, PDG d’une entreprise :

L'exemple d'Aline

Aline a 60 ans et est veuve depuis plus de dix ans. Elle a une licence de lettres (et une partie de sa maîtrise, consacrée à Ronsard: « le sujet était La théorie des quatre éléments selon Bachelard dons l'œuvre de Ronsard ») et est actuellement P-DG d'une entreprise de grande distribution dans le midi de la France regroupant 35 magasins sur 10 départements ( « je dirige les sociétés et surtout des hommes »), après avoir commencé sa carrière comme professeur de lettres. Elle a reçu le trophée de la femme chef d'entreprise de l'année dans les années 1990 et a été faite chevalier de la Légion d' honneur et chevalier dans l'ordre des Palmes académiques. Elle explique que ce qu'elle a fait il y a trente ans ne « serait plus possible aujourd'hui, parce que le métier est devenu différent et puis parce que le cursus n'est plus le même ». N'étant pas « enfant d'épicier », et n'étant pas « sortie du sérail », elle a « vraiment appris sur le tas ». Ses parents sont morts assez jeunes (...).Ils n'avaient aucun diplôme, ni l'un ni l'autre. Seul son père avait travaillé et était un petit restaurateur (« petit commerçant »).

Aline a des goûts culturels qui ne sont évidemment pas sans lien avec son statut (et les moyens que lui procure ce statut) de femme P-DG d'exception (elle est très fière de sa réussite en tant que femme dans un milieu professionnel très masculin) en recherchant, dans la grande majorité des cas, des genres, des produits ou des personnalités culturels associés au succès ou à une certaine consécration. On voit bien dans son cas comment le haut attire le haut. Aline n'est souvent pas dans un rapport ordinaire vis-à-vis des œuvres ou des spectacles qu'elle fréquente : elle connaît parfois personnellement l'artiste, l'a fait venir pour des raisons professionnelles, fréquente le lieu de spectacle en tant que notable invitée, etc. Mais le profil culturel d’Aline est aussi à l'image de l'ensemble des milieux sociaux avec lesquels elle a dû apprendre à composer tout au long de sa vie : un milieu social d'origine petit-bourgeois différent de son milieu bourgeois d'appartenance, une formation universitaire et un début de carrière professionnelle comme enseignante de lettres qui s'oppose à la vie de PDG. Bref, Aline combine à la fois des éléments d'une culture populaire, « bon enfant », de « simple divertissement » dont elle a parfaitement conscience du faible statut culturel, et des éléments d'une culture légitime consacrée (plutôt qu'intellectuelle et d'avant-garde). Ce qu'elle résume elle-même en parlant de ses goûts musicaux « éclectiques » (« Je peux apprécier Patrick Bruel et Pavarotti hein ») pourrait se dire à propos de nombreux domaines : elle peut apprécier à la fois un film d'auteur et un film commercial, un match de football à la télévision ou au stade et une visite à la Tate Gallery, etc. Le seul domaine qui est assez globalement marqué par des goûts très légitimes est celui pour lequel elle a reçu une formation spécifique: le domaine littéraire.

Source: Bernard Lahire, La culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Éditions La découverte, 2006

2.2.5. Le goût de l’altérité des classes supérieures de Philippe Coulangeon.

Philippe Coulangeon, quant à lui, insiste sur le fait que ce sont quand même dans les classes sociales les plus favorisées que l’éclectisme du goût est le plus fréquent. Contrairement à l’analyse des « omnivores » qui insiste plutôt une convergence des comportements, il met plutôt en évidence la capacité des classes supérieures à toujours se distinguer des autres en affirmant un goût pour des expressions culturelles diverses. En effet, c’est dans les classes supérieures que l’ouverture culturelle est la plus grande, le cosmopolitisme le plus grand … même si, évidemment, les collégiens et lycéens de milieux défavorisés profitent des activités scolaires qui les ouvrent à une culture classique (lecture de classiques, théâtre, expositions de peinture, de sculpture, etc.).

Cette ouverture culturelle dans les classes dominantes peut être interprétée comme de rappelle Philippe Coulangeon comme un processus d’appropriation par le groupe dominant d’éléments d’une culture populaire et même de transformation de cette culture populaire. Ainsi, intégrer le hip-hop qui est une danse de rue dans un spectacle au sein d’un théâtre modifie sans doute son message, les spectateurs n’étant pas les mêmes. De même lire des romans policiers ou regarder des séries télé pour se détendre et se délasser n’a pas la même signification que lire un ouvrage classique pour en apprécier le style, l’esthétique. Il en est de même de la musique : les classes supérieures peuvent écouter de la musique « commerciale » en faisant autre chose et apprécier les subtilités de certains compositeurs classiques. Les individus des classes dominantes peuvent ainsi faire une distinction nette et clairement hiérarchisée entre leurs différentes consommations culturelles … dévalorisant certaines de leurs propres pratiques ! On voit ainsi que chez les classes dominantes la diversité des pratiques culturelles ne remet pas en cause l’existence de pratiques plus légitimes que d’autres.

En dehors de l’interprétation des différences de consommation et des pratiques culturelles selon le milieu social ou les classes sociales, d’autres différences existent faisant l’objet de moins d’interprétations différentes entre sociologues.