
Très souvent, l’opinion publique considère qu’une œuvre d’art est la création de l’artiste, d’un artiste seul dont l’inspiration aboutit à une production artistique : la peinture serait emblématique de cette conception. Cependant, et notamment pour le spectacle vivant, il apparaît vite qu’autour des métiers clairement artistiques, compositeur, chorégraphe, metteur en scène mais aussi chanteurs, instrumentistes, danseur etc. existent de nombreux autres métiers sans lesquels, le plus souvent, le spectacle ne pourrait être joué. Le sociologue Howard Becker, sociologue américain, parle de « mondes de l’art » pour désigner justement cet état de fait. La plupart des activités artistiques nécessitent de nombreux métiers spécialisés qui doivent coopérer pour que l’œuvre d’art existe et soit soumise au public. Prenant l’exemple d’un concert symphonique et revenant très en amont de l’œuvre jouée, Howard Becker écrit : « Pour qu’un orchestre symphonique donne un concert, par exemple, il a fallu inventer des instruments, les fabriquer et les conserver en bon état, il a fallu mettre au point une notation et composer de la musique en utilisant cette notation, des gens ont dû apprendre à jouer sur leurs instruments respectifs la partition ainsi notée, il a fallu trouver le temps et le lieu nécessaire aux répétitions, annoncer le programme du concert, organiser la publicité, vendre les places et attirer un public capable d’écouter, de comprendre peu ou prou, et d’apprécier le concert. »
Vous voyez ainsi tous les préalables à un spectacle de ce type (fabrication et entretien des instruments par exemple) mais aussi tout le travail nécessaire pour attirer les spectateurs : publicité, vente les places bien sûr, mais aussi tout l’apprentissage du public ou d’un certain public susceptible d’apprécier le spectacle : il faut tout un travail de médiation. On pourrait ajouter de nombreuses autres activités importantes que vous savez souvent indispensables et principalement des activités techniques autour du son ou de la lumière. Bref, un spectacle vivant engage fondamentalement des activités artistiques mais aussi techniques ou gestionnaires.
Suivant le type de spectacle, les différents métiers artistiques doivent s’articuler de manière spécifique. Dans le théâtre, trois types d’activité sont confiés à des personnes qui peuvent être ou non différentes montrant une plus ou moins grande spécialisation. Le point de départ d’une pièce de théâtre est bien sûr le texte écrit par un auteur ou une autrice. Ce texte, qui a une visée artistique doit être mis en scène souvent par une autre personne. Ce metteur en scène peut suivre de manière plus ou moins fidèle le texte de l’auteur et les indications qu’il a pu donner. C’est par ses choix que le metteur en scène a un rôle créatif de nature artistique. Ensuite, les interprètes, les acteurs apportent leur touche personnelle à la pièce : cette interprétation rentre évidemment pleinement dans le caractère artistique du spectacle donné. Ainsi, une pièce de spectacle jouée en public est une activité pleinement collective : il ne s’agit pas du jeu passif d’une pièce écrite par un auteur.
On retrouve la même situation d’un spectacle de musique, par exemple de musique classique. Vous le savez la création du compositeur doit être jouée et pour cela interprétée. Cette interprétation est d’abord celle du chef d’orchestre qui participe bien sûr à la création du concert effectivement joué, elle est aussi celle des instrumentistes avec une influence plus ou moins grande de certains d’entre eux, en lien avec le chef d’orchestre. Ce caractère collectif de la création d’un spectacle de musique apparaît quelle que soit le type de musique jouée. Par exemple, un concert de rap prend pour base un texte, une musique dont certains passages sont écrits par d’autres compositeurs, auteurs ou musiciens. Un spectacle de danse est bien évidemment lui aussi une création collective. Un ballet exploite souvent une musique écrite par un musicien, un chorégraphe, des danseurs qui sont le cœur de l’activité artistique présentée comme spectacle. La danse contemporaine met en évidence, plus que dans la danse classique (ou néoclassique) sans doute, le rôle créatif des danseurs dont l’expressivité, les propositions peuvent être discutées avec le chorégraphe. Quoi qu’il en soit, là encore le caractère collectif de la création artistique apparaît avec évidence.
Si cette coopération dans la création d’un spectacle vivant est nécessaire, et que le metteur en scène, le chorégraphe, le chef d’orchestre sont les personnages centraux, il n’en est pas moins vrai que les danseurs, nous venons de le voir, les musiciens ou les acteurs participent activement à cette création, et ne sont pas systématiquement de simples exécutants. Mais bien sûr, comme dans toute activité collective, cette coopération n’est pas exempte de discussions parfois vives voir de conflits.Suivant le type de spectacle, les différents métiers artistiques doivent s’articuler de manière spécifique. Dans le théâtre, trois types d’activité sont confiés à des personnes qui peuvent être ou non différentes montrant une plus ou moins grande spécialisation. Le point de départ d’une pièce de théâtre est bien sûr le texte écrit par un auteur ou une autrice. Ce texte, qui a une visée artistique doit être mis en scène souvent par une autre personne. Ce metteur en scène peut suivre de manière plus ou moins fidèle le texte de l’auteur et les indications qu’il a pu donner. C’est par ses choix que le metteur en scène a un rôle créatif de nature artistique. Ensuite, les interprètes, les acteurs apportent leur touche personnelle à la pièce : cette interprétation rentre évidemment pleinement dans le caractère artistique du spectacle donné. Ainsi, une pièce de spectacle jouée en public est une activité pleinement collective : il ne s’agit pas du jeu passif d’une pièce écrite par un auteur.
On retrouve la même situation d’un spectacle de musique, par exemple de musique classique. Vous le savez la création du compositeur doit être jouée et pour cela interprétée. Cette interprétation est d’abord celle du chef d’orchestre qui participe bien sûr à la création du concert effectivement joué, elle est aussi celle des instrumentistes avec une influence plus ou moins grande de certains d’entre eux, en lien avec le chef d’orchestre. Ce caractère collectif de la création d’un spectacle de musique apparaît quelle que soit le type de musique jouée. Par exemple, un concert de rap prend pour base un texte, une musique dont certains passages sont écrits par d’autres compositeurs, auteurs ou musiciens. Un spectacle de danse est bien évidemment lui aussi une création collective. Un ballet exploite souvent une musique écrite par un musicien, un chorégraphe, des danseurs qui sont le cœur de l’activité artistique présentée comme spectacle. La danse contemporaine met en évidence, plus que dans la danse classique (ou néoclassique) sans doute, le rôle créatif des danseurs dont l’expressivité, les propositions peuvent être discutées avec le chorégraphe. Quoi qu’il en soit, là encore le caractère collectif de la création artistique apparaît avec évidence.
Si cette coopération dans la création d’un spectacle vivant est nécessaire, et que le metteur en scène, le chorégraphe, le chef d’orchestre sont les personnages centraux, il n’en est pas moins vrai que les danseurs, nous venons de le voir, les musiciens ou les acteurs participent activement à cette création, et ne sont pas systématiquement de simples exécutants. Mais bien sûr, comme dans toute activité collective, cette coopération n’est pas exempte de discussions parfois vives voir de conflits.
Illustration 1 : Montrons que la coopération dans un orchestre est source de discussions vives à partir d’un exemple cité par la sociologue Haycinthe Ravet :
« La toute-puissance du chef durant l’exécution musicale, d’un pouvoir qui paraît absolu, d’un exercice sans partage de l’autorité, semble s’imposer d’elle-même.
Pourtant, en ce début de XXIe siècle, les observations de répétitions montrent que rien n’est moins évident. La situation de travail partagée par un ou une chef·fe et des musiciens et musiciennes est plus complexe ; elle repose sur un ensemble d’interactions multiformes, verbales et gestuelles, explicites et implicites, traduisant un intense processus de négociation au quotidien entre l’ensemble des participant·e·s. Dans ce jeu à plusieurs voix, celle du/de la chef·fe se fait entendre de manière prépondérante et donne une direction fondamentale au processus de (re)création. Pour autant, chaque musicien·ne tient une part de responsabilité
créative, aussi tenue soit-elle, qu’il soit soliste2 ou bien voix parmi d’autres au sein d’un collectif, en tant que choriste, tuttiste ou musicien·ne du rang. Et parfois, cette responsabilité devient primordiale. (…)
Sur une phrase musicale du premier mouvement (Chor) de O Haupt, voll Blut und Wunden (mesure 21), elle [Laurence Equilbey, cheffe d’orchestre] demande que le nombre de contre-ténors soit restreint, sans désigner qui arrête temporairement de chanter. (…) Un échange s’engage :
Laurence Equilbey : « Il faut lighter. Il y a trop de contre-ténors ».
L’un d’eux répond : « Non, mais ça marche bien, Laurence ».
L.E. : « Non, c’est pas beau ».
Autre contre-ténor : « Pourquoi toujours nous ? ».
L.E. : « Ne le prends pas mal. Il y a trop de contre-ténors sur cette phrase. Ce n’est pas votre faute. Ne le prends pas pour toi, ce n’est pas personnel » (elle répète deux fois le dernier membre de phrase).
Le passage est refait.
L.E. : « Qui chante finalement ? Ou ne chante pas ? ».
Une mezzo lève la main.
L.E. : « Non, mezzo, ça reste ».
Un contre-ténor lève la main.
L.E. : « Ok, un contre-ténor en moins sur cette phrase. »
Cette scène est exemplaire d’une négociation directe entre la cheffe, les chanteurs (ici les contre-ténors) et les chanteuses (ici une mezzo-soprano). Celle-ci souhaite obtenir un rendu sonore plus léger sur une phrase. Techniquement, elle demande pour cela à ce que l’un des contre-ténors présents au sein du pupitre des altos ne chante pas la phrase. Toutefois, les chanteurs tentent de résister en affirmant leur désaccord d’un point de vue musical d’abord, puis d’un point de vue psychologique en manifestant leur sensibilité, voire leur susceptibilité. La cheffe explique qu’il ne s’agit pas d’une attaque personnelle et les laisse régler le problème
entre eux. Une mezzo-soprano se porte volontaire, mais la cheffe refuse la solution proposée. Elle tranche et valide la proposition lorsqu’un contre-ténor se désigne à son tour. On a ici à la fois la discussion, la négociation dans l’échange et l’autorégulation des musicien·ne·s à partir d’une demande de la cheffe, soit un fonctionnement par ajustements progressifs. (…)
Outre le rôle de relais et les actions d’autorégulation entre les participant·e·s, un autre phénomène s’observe qui témoigne de la contribution directe des musicien·ne·s à la construction de l’interprétation : les interventions spontanées et les propositions de jeu. (…) Pierre Boulez souligne l’importance pour le chef d’être à l’écoute des propositions des musiciens. Il songe toutefois essentiellement aux « grands solistes » :
« Certains musiciens ont une forte personnalité. Ils ont leurs propres idées. Il m’arrive d’écouter leurs propositions et de m’y adapter. Quand un clarinettiste ou en hautboïste veut en faire plus, je le laisse faire. Sinon, j’irais à l’encontre de sa personnalité, et ce serait mauvais. Il vaut mieux parvenir à une situation de dialogue ».
Source : Hyacinthe Ravet, Coopérer pour créer. L’orchestre entre autorité négociée et créativité partagée, Négociations, 2019.
Illustration 2 : Cette coordination et coopération nécessaire peut-être source de conflits. Delphine Blanc, sociologue, le montre à partir de l’exemple suivant d’un chef d’orchestre invité.
En janvier 2011, monsieur N., chef d’un ensemble sur instruments anciens, vient diriger l’Orchestre permanent X pour un programme de musique française du XIXe siècle, répertoire dans lequel il est réputé exceller. Deux concerts sont donnés, l’un dans le lieu de résidence de cet orchestre et l’autre à la chapelle du château de Versailles. L’orchestre X invite régulièrement des chefs d’ensembles spécialisés en musique ancienne et mène une politique d’acquisition et de création d’un parc instrumental ad hoc. (…)
Le premier service commence, comme à l’accoutumée, un mardi à 10 heures dans la salle de répétition symphonique de l’orchestre. Les musiciens sont sur leur « territoire », mais une modification de taille les attend : monsieur N. a communiqué au préalable à la régie un plan d’organisation spatiale de l’orchestre inhabituel. Au lieu du demi-cercle d’usage pour le quatuor à cordes moderne, les violons 1 et les violons 2 sont face à face, joints par les altistes disposés en ligne, à la place habituellement dévolue aux bois. En deuxième ligne, derrière les altistes, se tiennent quatre violoncelles, disposés de la même manière, en ligne. Derrière eux, ainsi que sur les côtés, élevés sur des praticables, viennent enfin les vents. Les contrebasses, quant à elles, passent du fond du pupitre de violoncelles au tout premier plan, de part et d’autre du chef, côte à côte avec les violons. Pour les musiciens d’orchestre symphonique, toute modification de l’espace d’organisation scénique est source de vifs débats. Toucher à leurs habitudes spatiales, et surtout auditives, est immédiatement perçu comme une agression qu’il faut contrer au plus vite. Je n’ai jamais vu un pupitre d’instrumentistes, quel qu’il soit, être déplacé sans que s’ensuivent immédiatement de longues récriminations et autres tractations diplomatiques entre le pupitre, le chef et les techniciens sommés d’intervenir. Il en va de la juste congruence de leur position spatiale avec ce qu’ils représentent : le violon solo près du chef, le hautbois solo en première ligne et, au milieu des vents, le timbalier dominant l’orchestre. Bousculer leur position, c’est bousculer non seulement d’importants repères auditifs, mais également un ordre établi, le rôle que chacun est habitué à tenir. (…) un débat assez bref s’engage sur la disposition des altistes, qui regrettent de ne pas avoir le contact habituel avec leur chef d’attaque. Monsieur N. tranche en plaçant l’alto solo au centre de la ligne. L’énergie de ce dernier doit ainsi pouvoir être perceptible par les deux altistes l’entourant, eux-mêmes étant chargés de diffuser les instructions reçues aux deux altistes placés à chaque extrémité. Les contrebasses témoignent également de leur inconfort à se retrouver aussi soudainement en première ligne, loin du pupitre de violoncelles. À cela, monsieur N. objecte, tout comme il l’a d’ailleurs fait avec les altistes, des arguments qui mêlent justification musicologique et humour. Effectivement, il est toujours de bon ton dans le monde de la musique classique, et c’est un trait d’union entre ses différents univers, de moquer les altistes et les contrebassistes. Aucun ouvrage traitant de l’orchestre ou du quatuor à cordes n’omet de mentionner ce qui est une véritable tradition. Il est de même unanimement convenu que les altistes et les contrebassistes prêtent le flanc avec bienveillance aux bourrades ironiques stigmatisant leurs (in)capacités instrumentales et intellectuelles. Le chef se pose implicitement dans un rapport complice avec les musiciens et parvient ainsi à désamorcer les tensions. Mais à peine la question de la disposition réglée, survient le problème de l’accord. Comme dans tout orchestre symphonique, l’accord est donné par le hautbois solo. Après avoir vérifié son propre instrument, il donne un la ou un si bémol généralement à une fréquence de 442 Hz aux vents, puis il donne le la au violon solo qui, lui, le communique aux cordes.
Comme cela arrive régulièrement, l’accord se donne dans une sorte de brouhaha, où chacun essaie de jouer plus fort que les autres pour tenter de discerner ce qu’il est en train de faire. N. se lance alors dans une diatribe contre la médiocrité des accords dans les orchestres, l’incapacité des instrumentistes à se discipliner, et leur incompétence dans ce qui relève pourtant du b.a.-ba de leur métier. Après quoi, il invite l’orchestre à s’accorder une nouvelle fois selon sa propre méthode. Il intime notamment à chacun l’ordre de jouer piano, sans donner de violents coups d’archet répétés pour les cordes, prenant surtout à partie le violon solo, dont la manière de transmettre le la ne lui convient visiblement pas. Ainsi, en vingt minutes à peine, le champ de bataille a déjà pris forme.
D’emblée, N. se met dans une situation très périlleuse en heurtant les susceptibilités à tous les niveaux. Effectivement, remettre en question une pratique aussi fondamentale que l’accord représente une atteinte plus forte que bousculer la routine. Cela induit une critique de chaque musicien au niveau individuel (en particulier le violon solo), une critique de l’orchestre, et de la pratique orchestrale moderne en règle générale. Il nous le dit de façon d’ailleurs très explicite : « Je suis toujours horrifié par les accords des orchestres français. Il n’y a aucune méthode, aucune réflexion d’ordre théorique ou pratique, c’est très rare […], vous ne vous écoutez pas, vous ne prenez pas vos responsabilités. C’est un travail d’équipe pour l’équipe que vous ne respectez pas. » L’offense est d’autant plus grande que monsieur N. conclut qu’une telle situation est inimaginable dans un ensemble de musique ancienne. (…)
Cependant, « l’attaque » a fait mouche et donne lieu à plusieurs réactions des musiciens. Aucun esclandre n’éclate, mais un bruissement de réprobations se fait immédiatement entendre. Le violoncelle solo, sommé de prendre la responsabilité de l’accord des basses, exprime ainsi ostensiblement son rejet des hypothèses avancées par le chef. Il tente de débattre avec lui de quelques points d’acoustique, mais monsieur N. finit par trancher en lui demandant de s’exécuter, ce que le violoncelliste fait d’assez mauvaise grâce. À chaque accord qui suivra, il continuera par exemple de jouer une nuance au-dessus de son pupitre – ce qui, chez un instrumentiste d’un tel niveau professionnel, n’a rien d’une maladresse involontaire. D’autres instrumentistes au contraire semblent satisfaits de cette mise au point, et témoignent de leur assentiment par des hochements de tête et une soigneuse application lorsque vient leur tour de s’accorder. D’un côté, « j’ai le savoir de cette époque », de l’autre, « nous avons un professionnalisme empirique de haut niveau » : telle sera l’opposition récurrente tout au long de la répétition.
Source : Delphine Blanc, L’accord parfait ? Dans les coulisses des orchestres de musique classique, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2022.
Illustration 3 : Pierre-Emmanuel Sorignet met en évidence, l’ambivalence des relations entre chorégraphe et danseurs, ambivalence qui peut reposer, comme dans le deuxième exemple ici, sur le statut d’employeur du chorégraphe vis-à-vis des danseurs.
La position du chorégraphe est à la fois fondée sur sa légitimité charismatique et sur son statut d’employeur fixé dans le contrat de travail. La figure dominante du chorégraphe dans la danse contemporaine s’est construite dans les années 1980 autour de sa capacité à fédérer autour de lui – par son charisme, sa connaissance d’une technique du corps et son univers créatif – des danseurs engagés dans un projet artistique d’avant-garde. L’adhésion des danseurs à la personne du chorégraphe, parfois identifié à un « maître », était donc déterminante pour la réalisation du projet chorégraphique. (…)
Engagés dans l’interaction quotidienne avec le chorégraphe, les danseurs sont alors les premiers à accepter la légitimité de l’acte singulier du créateur, mystérieux dans ses procédés, reflet d’un individu à part, conduit à violer des tabous, détenteur de propriétés, y compris corporelles, de l’ordre de l’extraordinaire, et pour lequel ils sont prêts à se dévouer. Pina Bausch est emblématique de cette figure du chorégraphe charismatique. Les témoignages d’anciens interprètes de sa compagnie10 dressent un idéal-type du charisme du chorégraphe. Mystérieuse dans ses procédés, elle laisse les danseurs dans une interrogation pendant les phases de répétition, exigeant d’eux une forme d’abnégation dans l’intérêt de l’œuvre à produire. Antonio Cavara, ancien danseur de la compagnie :
Elle essayait beaucoup de possibilités. Il nous arrivait, par exemple, de danser un même morceau sur deux musiques à la fois. Elle ne se décidait qu’à la fin… Le jour de la première, nous avions souvent des petits papiers en coulisse qui nous donnaient le déroulé final, décidé à la dernière minute. En définitive, il restait souvent peu de chose de nos propositions. Il fallait l’accepter. Ne surtout pas chercher à comprendre, et aller dans l’intérêt général de la pièce. Les journées étaient rudes, car nous étions assis longtemps, et soudain il fallait se mettre à danser.
Le rapport avec le chorégraphe est vécu comme la prolongation de la situation d’apprentissage avec un maître, où le danseur tolère l’ascétisme et les sacrifices tant physiques que psychiques ou financiers pour obtenir le droit de danser. L’importance de la solidarité et du soutien des danseurs est essentielle. En effet, le crédit social accordé par les interprètes est difficilement substituable. Les contrats non signés, les heures de répétition non signalées et non payées ou la modicité des rémunérations sont souvent justifiés par la participation à une œuvre artistique. Ainsi Louise, danseuse déjà confirmée, fait part de l’« étonnement d’un chorégraphe d’une petite compagnie » :
Il n’a pas compris quand je lui ai demandé des précisions sur le contrat de travail, sur le nombre d’heures… Avec les petits jeunes du conservatoire, il leur faisait le coup de l’artiste maudit, mais moi j’avais déjà trop d’expérience et il ne pouvait pas vraiment jouer sur son image ou sur l’affectif…
Ici, l’expérience et la possibilité d’établir des comparaisons contrecarrent la stratégie des ressources humaines du chorégraphe qui, faute d’une reconnaissance institutionnelle suffisante pour asseoir sa légitimité charismatique, n’a pas la même emprise que sur de jeunes danseurs sortis du conservatoire.
La gestion du temps du danseur est aussi indissociablement symbolique et « économique ». Elle démarre dès le début de l’audition, lorsque les réponses sont différées, laissant le danseur dans l’incertitude. Ce contrôle du temps de l’employé permet de jouer conjointement sur la flexibilité et la précarité (comme dans les emplois de services « féminins »23), sans omettre le projet « artistique ». C’est ce que montre Noa, récemment engagée chez Esther Boom* (chorégraphe qui dirige une compagnie bénéficiant de l’aide au projet), et qui constate, médusée :
Le rapport de force est là, en raison du planning. On peut t’appeler le matin pour te dire, contrairement à la veille, que la répétition est annulée et que tu fais une croix sur les quelques sous sur lesquels tu comptais… Dans le contrat, tu n’es pas payée pendant les pauses, tu fais 1 h 30 de trajet et tu répètes 2 heures, puis tu as 1 h 30 de pause non payée. Elle gère ton temps comme ça les arrange. La dernière fois, il y avait une danseuse qui a un enfant à qui elle avait dit que la répétition se terminerait à 16 heures ; au dernier moment, elle lui a dit qu’elle avait besoin d’elle jusqu’à 19 heures. Elle lui a dit qu’elle trouvait intéressante sa dernière improvisation mais qu’il fallait travailler dessus un peu plus. La danseuse était complètement paniquée et a dû faire des pieds et des mains pour trouver quelqu’un qui aille chercher sa fille à l’école, mais elle a cédé…
À travers cet exemple, on saisit les pressions simultanément exercées sur le danseur : d’une part, la dépendance salariale le contraint à admettre des conditions de travail précaires, d’autre part, le jeu sur la dimension « artistique » du métier permet de justifier et de faire accepter la flexibilité imposée aux salariés.
Source : Pierre-Emmanuel Sorignet, Danser, Enquête dans les coulisses d’une vocation, Éditions La Découverte, 2012
Bien évidemment cette coopération entre artistes ne suffit pas permettre la représentation d’un spectacle vivant. De nombreux métiers techniques sont en effet nécessaires. Vous le savez un concert de musique, par exemple, fait appel à de nombreux personnels techniques notamment ceux s’occupant du son bien sûr. Il y a des personnes qui vont installer le matériel et d’en occuper. Le backliner par exemple s’occupe des instruments : il les installe donc avant le concert et, durant le concert, font face aux imprévus. Il existe aussi le régisseur son responsable de la qualité du son, veillant à la qualité du matériel, leur place sur la scène, faisant des tests, etc. En dehors de la gestion du son, celle de la lumière est aussi très importante. Là encore, il existe de nombreux métiers autour du régisseur lumière qui s’occupe du choix du matériel, des couleurs, de l’emplacement mais aussi de l’enregistrement sur les consoles de ce qu’il faut faire durant le concert.
Bien évidemment, à côté de ces professions techniques les plus visibles et nécessaires au bon déroulement d’un concert, de nombreux autres métiers peuvent être utiles comme évidemment tout ce qui est lié à la gestion de la lumière et du son comme des électriciens. Citons par exemple les machinistes qui, lors de pièces de théâtre par exemple, mettent en œuvre les effets scéniques demandés par le metteur en scène et pilotent les changements de décor. Cette coopération n’est d’ailleurs pas seulement technique : la nécessité matérielle peut engendrer des échanges de nature réellement artistique entre les créateurs et certains métiers techniques. C’est ce que veut montrer le premier exemple. Mais cette coopération doit faire face parfois à des imprévus qui peuvent être source de conflits, qui révèlent la permanence d’une certaine hiérarchie des différents métiers, comme le montre le second exemple.
Illustration 1 : Un exemple de coopération entre un chorégraphe et un technicien « Lumières » : Vertikal de Mourad Merzouki avec des Lumières de Yoann Tivoli / Interview de Yoann Tivoli par Vincent Laganier.
Illustration 2 : Deux situations imprévues source de conflits entre le chef d’orchestre ou les musiciens et la régie
1ère situation : La scène suivante, à laquelle j [l’auteur qui était aussi musicien] ’ai assisté dans un orchestre national de province, peut illustrer ce type de situation :
Journal de bord, répétition du 27 février 2016 :
Aujourd’hui, B., un régisseur, nous signale en début de répétition que le concert prévu le lendemain pourrait être l’objet d’une captation vidéo. En raison de cela, la répétition générale prévue le lendemain matin pourrait être décalée de quinze minutes afin d’installer les caméras. La levée de boucliers est immédiate. Un musicien prend immédiatement la parole et interpelle le régisseur : « On n’a pas été prévenus. Vous n’avez pas à décider comme ça. Qui a décidé ça ? » Le régisseur tente de justifier la situation, mais le brouhaha augmente. Le chef d’orchestre intervient : « Nous allons arranger cela avec le réalisateur. Je suis certain qu’il est possible d’organiser les caméras sans déplacer tout l’orchestre. On laisse la répétition comme c’était prévu. » C’est l’assentiment général. Le chef se tourne donc vers le régisseur et lui dit juste : « On voit ça à la pause. Tu appelles C. [le directeur général]. » Le régisseur hausse les épaules, et, sans un mot de plus, sort de la salle.
Ici, les musiciens entrent dans un rapport de force avec le régisseur, car il devient soudain le relais de la production et prend alors de l’ascendant. Si ce dernier est visiblement prêt à affronter une situation de conflit, le chef d’orchestre, diplomate et soucieux de la sérénité de la répétition qui va suivre, préfère couper court au débat et renvoyer le problème vers le réalisateur et la direction générale de l’orchestre. (…)
Comme le faisait remarquer le technicien que je citais précédemment, ils savent que la régie est là pour eux, mais « chacun son métier ». Quitte à établir une comparaison qui peut paraître outrancière, ou même violente, il existe à mon sens une possible analogie entre la régie et le personnel domestique des grandes maisons bourgeoises. Si l’on considère que les salons sont des espaces de représentation de la même façon qu’une scène d’orchestre, un parallèle se dessine entre les cuisines, zones réservées à la préparation qui doit rester cachée, et les coulisses. De même que les domestiques empruntent les escaliers de service et ne se rendent au salon que pour servir, la régie possède la maîtrise de l’arrière, des « communs », participe à toute l’élaboration de la représentation, mais ne doit y apparaître que discrètement, rapidement, en faisant tout pour faire oublier sa présence. Si l’on observe attentivement la rapidité et la précision des changements de plateau d’orchestre, on y trouvera facilement un art du service comparable à celui des grandes maisons de luxe ou de la restauration haut de gamme, par exemple. Il faut donc avoir conscience de ce rapport de service unilatéral qui sera toujours à l’intention du musicien, du moins dans le cas d’un orchestre permanent (j’observerai un peu plus loin qu’il en va autrement pour les orchestres par projet). Dans la hiérarchie, le plus corvéable est le technicien d’orchestre (que l’on nommait anciennement « garçon d’orchestre »), le grade suivant est occupé par le régisseur plateau, tandis que, au-dessus, le directeur technique ou le régisseur de production seront les plus à même de nouer un dialogue collaboratif, ou de résoudre un conflit. Car les tensions peuvent vite monter si la réactivité de la technique est jugée peu satisfaisante par les musiciens.
2ème situation : À l’intersection entre « terre et ciel », les régisseurs de production représentent l’interface de gestion entre le plateau, où règne le monde artistique, et les coulisses où se trouvent tous les autres acteurs impliqués dans l’exécution pratique du concert. En cas de problème, c’est vers eux que se cristallisent immédiatement les réclamations et que se fait sentir alors une hiérarchie qui place à son sommet, y compris à l’égard du personnel technique, le chef d’orchestre. Mathis explique ainsi comment il lui arrive parfois de devoir rendre des comptes directement aux chefs d’orchestre :
– […] C’est toi qui fais tampon aussi avec le chef qui pète les plombs.
– T’as un exemple ?
– Ben, il y a trop d’air sur le plateau. T’appelles une boîte extérieure parce que c’est sous-traité tout ça. Les mecs, ils répondent pas et lui, il est là, il attend et ça répet’ pas, quoi, et toi tu commences à péter les plombs là… (il mime un appel via le casque) :
« Cofely pour la régie, Cofely pour la régie ! Vas-y en urgence là, ça joue plus au plateau ! »
– Ah, t’as eu ce plan-là ? Ils arrêtent de jouer ?
– Oui, certains chefs, Gergiev, faut pas l’énerver. Donc là faut se magner parce que ça répet’ plus et il y a un concert tout à
l’heure, quoi. Et là t’as le chef qui te lâche pas du regard et t’es pas bien, quoi.
– C’est sur toi que ça tombe, ça ?
– Ben, t’es le référent de la salle, quoi.
On voit donc que le régisseur de production doit assumer des responsabilités lourdes de conséquences sur le déroulement de la répétition. Il occupe en effet un poste qui exige des connaissances tant sur le registre musical que sur le plan technique. Si la première des compétences requises est la maîtrise du lieu et de ses particularités, des qualités telles que l’aptitude à diagnostiquer les contraintes, à encadrer à la fois son équipe et l’équipe artistique dont il a la charge, ainsi qu’à assumer la gestion du temps (cruciale dans le cas d’un concert), sont également primordiales. Néanmoins, la plus grande souplesse exigée de sa part est de devoir accepter une hiérarchie qui se tourne immédiatement vers lui en cas de dysfonctionnement technique, mais qui, en ne lui reconnaissant pas de droit de cité au « générique », le place en position subalterne par rapport au personnel artistique.
Source : Delphine Blanc, L’accord parfait ? Dans les coulisses des orchestres de musique classique, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2022.
Créer un spectacle, le présenter à un public suppose non seulement des créateurs, des interprètes, des techniciens mais aussi de personnes qui s’occupent d’aspects administratifs. Il existe en effet toute une organisation administrative qui gère ce type d’activité. En effet, comme vous l’avez vu dans le chapitre précédent, il existe des entrepreneurs de spectacles (qui doivent respecter certaines conditions pour exercer leur activité). Ces entrepreneurs peuvent produire un spectacle c’est-à-dire qu’ils le financer mais aussi réunissent les moyens nécessaires pour le réaliser, que ces moyens soient techniques et artistiques. Parmi des entrepreneurs citons aussi les « tourneurs », qui peuvent être bien sûr aussi les producteurs eux-mêmes, et dont le rôle est de trouver des exploitants de salles de spectacles qui voudront le diffuser. Ces exploitants ont un rôle fondamental dans la présentation au public du spectacle, leur fonction étant d’en faire la promotion, d’accueillir les spectateurs (au même titre d’ailleurs que le producteurs), de mettre à disposition la billetterie et le personnel nécessaire pour cela. Pensez aussi que tous les acteurs qui participent à la production d’un spectacle sont rémunérés et que la gestion financière est quelque chose de fondamental pour interprètes, les auteurs, les techniciens s’ils veulent être payés.
Rappelez-vous aussi, l’importance du rôle de l’État (y compris les collectivités territoriales) dans le domaine de la culture. Il existe donc tout un personnel de l’État ou chargé par l’État de décider de la diffusion, de l’aide à accorder à tel ou tel spectacle ou à telle ou telle compagnie. En France, au niveau local, les DRAC mettent en œuvre la politique culturelle nationale et ont une fonction de conseil des collectivités territoriales. En leur sein, des personnels comme les « inspecteurs et conseillers de la création, des enseignements artistiques et de l'action culturelle » assurent ces missions. Des commissions consultatives, composer de professionnels du métier mais aussi d’universitaires par exemple se réunissent pour conseiller ces décideurs.
L’État peut aussi être l’organisme de tutelle de différentes compagnies. Par exemple, Opéra national de Paris est un établissement public dépendant de l’État. Il a une structure administrative propre qui lui permet d’offrir des spectacles d’œuvres du « patrimoine lyrique et chorégraphique ». Si vous regardez simplement l’organigramme de cet établissement, vous vous rendrez compte de l’importance du travail administratif qui doit être accomplit. Vous avez plusieurs directeurs ou directrices par exemple de la communication, des responsables des relations extérieures, des médecins, des personnels chargés de la documentation et de l’édition, d’autres personnels chargés de la propreté, de l’informatique, de la billetterie, du secrétariat, de la comptabilité, de la paie, des ressources humaines, des achats, etc. Vous voyez l’importance du « travail administratif » à côté des activités purement artistiques et techniques.
Illustration : Le rôle d’une directrice d’un établissement public / L’exemple de Dominique Hervieu, directrice de la Maison de la danse (Lyon) durant la période du Covid, interviewée par Aurélie Mathieu dans Lyon Capitale
Lyon Capitale : Qu’est-ce qui a été compliqué dans la mise en place de cette saison ?
Dominique Hervieu : Les artistes invités durant tout l’automne venaient du Brésil, de Corée, des États-Unis, certains faisant partie de la Biennale que l’on a déplacée en mai 2021. Il a fallu beaucoup jongler, j’ai pu reporter des spectacles à la saison prochaine mais je n’ai pas pu tous les sauver. Ce sont les incertitudes budgétaires qui sont très pesantes et les pertes sur 2020 seront de plusieurs centaines de milliers d’euros avec des conséquences sur 2021. La Maison de la danse est en autofinancement à 60 %, elle a un public fidèle et important depuis ses débuts, une renommée internationale, elle développe des missions de service public, elle est dans un modèle vertueux mais contraignant d’un point de vue économique. Si on ferme les portes, cela a un impact direct sur son fonctionnement contrairement à d’autres théâtres. La crise a révélé que ce modèle est trop fragile et qu’il ne résistera pas à d’autres crises quelles qu’elles soient. Une fois le déficit 2020 évalué, il faudra non seulement traiter les conséquences de cette crise mais relancer aussi une réflexion de fond avec nos partenaires sur ce modèle, d’autant que nous sommes le seul théâtre en France entièrement dédié à la danse.
Est-ce qu’il y a un avant et un après dans votre approche de la programmation ?
Il y a d’abord cette contrainte financière puisqu’une programmation se fait à partir d’un budget artistique et à cette heure je n’en ai pas. J’ai réfléchi en me disant que la Maison de la danse avait d’autres ressources liées au spectacle et que c’était le moment de mieux révéler au public ses missions. Puis personnellement, en tant que danseuse, cela m’a replongée dans l’essentiel, ce désir, cette nécessité de créer quand on est artiste et comment cela constitue notre identité en profondeur. J’ai eu beaucoup d’artistes au téléphone et je me suis rendu compte que la profession était à genoux, des artistes pleuraient, ils étaient perdus et je ne m’y attendais pas. Cet arrêt brutal imposé a entraîné une forme de violence inattendue. Ils se posaient les questions de fond par rapport à leur pratique. Les jeunes danseurs en formation ne pouvaient, quant à eux, ni passer leurs examens ni faire de stage dans des compagnies. Un danseur danse comme il respire, c’est son rapport au monde de façon viscérale. Faire une barre ou des étirements dans sa chambre ne sert plus à rien quand il manque cette dimension créative, réflexive, d’espace, de mise en jeu. Cela renvoie à notre utilité en tant que structure auprès des danseurs et j’ai décidé de leur donner le plateau pour qu’ils puissent rattraper le temps perdu, reprendre leur travail, finaliser leur création avec une équipe technique à leur disposition. Ce sont des sorties de résidence, ce n’est pas très original, mais c’est la première fois qu’on l’assume à ce point-là.
Votre saison commence avec un temps comprenant trois thèmes : la Maison des artistes, la Maison des savoirs et la Maison solidaire autour de nombreux événements.
C’est un temps où l’on est avec les artistes avant les spectacles et la Biennale. Avec la Maison des artistes, les compagnies en résidence répéteront devant le public et discuteront avec lui. Parmi elles, il y a Amala Dianor avec un superbe trio hip-hop et le Galactik ensemble qui fait partie de la jeune mouvance circassienne. La Maison des savoirs sera créée avec Numeridanse et les autres structures qui font la danse à Lyon auxquelles j’ai demandé de transmettre au public un savoir de leur institution. Le Ballet de l’Opéra de Lyon montrera comment on reprend une pièce, en l’occurrence de Jirí Kylián, et Rachid Ouramdane répétera un solo avec un danseur du Ballet. Yuval Pick, chorégraphe et directeur du Centre chorégraphique national de Rillieux-la-Pape, présentera un travail sur le corps imaginaire, sur ce qu’est cette matière sensible pour le danseur, et avec le Centre national de la danse de Lyon, on explorera la danse thérapie, la danse qui fait du bien. Je suis heureuse car c’est la première fois que ces trois structures viennent sur notre plateau. Mourad Merzouki exposera, sur scène et avec des films, son musée imaginaire retraçant les influences de son univers. La Maison solidaire, pour sa part, s’inscrit dans notre travail éducatif et social en direction des personnes fragilisées avec par exemple l’hôpital du Vinatier ou des écoles. Je profite du plateau vide pour montrer ce que l’on fait en dehors des spectacles, ces projets seront développés aux Ateliers de la danse dont ce sera la fonction car je n’ai ni la place ni le financement pour les mener à la Maison de la danse tout au long de l’année. Avec ces trois Maisons, j’ai tenté d’inventer des choses malgré tout dans un esprit de solidarité avec nos valeurs fondées sur le soutien aux artistes.
Source : https://www.lyoncapitale.fr/culture/entretien-avec-dominique-hervieu-di…
Comme vous l’avez vu dans le chapitre précédent, l’emploi dans le secteur de la culture est plutôt dynamique. De 1978 à 2018, d’après l’INSEE, le nombre d’emplois dans le secteur des « arts, spectacles et activités récréatives » a été multiplié par 2,75 alors que, dans le même temps, l’emploi total en France n’avait augmenté que de 27 % environ (soit une multiplication par 1,25). Il a augmenté donc un plus de deux fois plus fortement. Il s’agit d’un fort dynamisme dont nous avons les causes. Toutefois, l’augmentation s’est ralentie ces dernières années.
Précisons ces évolutions récentes notamment dans le spectacle vivant :
Vous voyez dans le graphique la stabilisation, avant la période COVID, des emplois dans le secteur du spectacle vivant depuis 2009. Précisons qu’en 2020, il y avait environ 100 000 emplois dans ce secteur dont environ 68 000 dans les arts du spectacle vivant (dont 3 fois plus à peu près de chanteurs et musiciens que de danseurs et d’artistes de cirque), 18 000 dans les activités de soutien du spectacle vivant et 14 000 dans la gestion de salles de spectacles.
En matière de professions cette fois-ci, vous pouvez constater une augmentation relativement importante (hors architectes, elle est même la plus importante) des professions strictement culturelles dans le spectacle vivant : elle est de plus de 50 % entre 2005 et 2020 comme le montre le graphique suivant :
Source : Chiffres clés 2023, statistiques de la culture et de la communication, Ministère de la Culture, Deps-doc, Paris, 2023
Traditionnellement, on distingue deux grands types d’emploi : les emplois de salarié, pour lequel un travailleur est embauché par un employeur (le plus souvent pour une durée indéterminée avec un contrat de travail à durée indéterminée, les contrats à durée déterminée (CDD) étant moins fréquents) et les emplois indépendants, pour lequel l’individu travaille à son compte. Dans les métiers culturels, la situation est plus complexe et relativement variée. Globalement, les professions culturelles connaissent trois fois plus d’indépendants en proportion que dans l’ensemble des actifs : en 2020, 40 % des professions culturelles étaient exercées sous forme indépendante contre 12 % dans l’ensemble des actifs. C’était le cas notamment de 31 % des « artistes de la musique et du chant » et de 29 % des « artistes de la danse, du cirque et des spectacles divers ». C’est moins vrai cependant des « artistes dramatiques ». Toutefois, ces mêmes individus peuvent assez souvent exercer en plus une activité salarié ce qui est peu fréquent dans les professions non artistiques.
Lorsque ces métiers sont exercés sous forme salariée, il s’agit beaucoup plus fréquemment que par rapport à l’ensemble des actifs de CDD que de CDI : environ 2 fois plus en 2020. Précisons les choses, car c’est une caractéristique fondamentale de beaucoup de professions artistiques. Parmi les professions culturelles salariées, 28 % étaient en CDD (contre 15 % pour l’ensemble des actifs). Dans le spectacle vivant proprement dit, c’est le cas de 69 % des salariés artistes de spectacle et, plus particulièrement de 45 % des « artistes [salariés] de la danse, du cirque et des spectacles divers », de 62 % des « artistes [salariés] de la musique et du chant » et de 90 % des « artistes [salariés] dramatiques ». Cette précarité de leur situation juridique et par là même financière pour beaucoup d’entre eux (la moitié des « artistes [salariés] de spectacle » travaillent de plus à temps partiel) a d’ailleurs donné lieu à une protection particulière, celle d’intermittent du spectacle (voir chapitre suivant). Toutefois, certains artistes bénéficient d’une protection liés à un statut plus permanent de salarié dans des structures relativement stables comme des orchestres.
Il faut bien comprendre que le statut de salarié signifie aussi que l’artiste est juridiquement dans une relation de subordination vis-à-vis de son employeur : il doit exécuter les obligations qui découlent de son contrat de travail (durée contrat bien sûr mais aussi fonction, lieux d’exécution de l’engagement, participation aux répétitions, etc.). En contrepartie, il reçoit évidemment un salaire, avec des compléments possibles …).
Les exemples suivants montrent de manière plus concrète la diversité des situations d’emploi.
Illustration 1 : Un cadre de travail très institutionalisé / Le cas des orchestres permanents
Comme nous l’avons vu, le recrutement des musiciens dans les orchestres permanents se fait par concours. Le jury est composé de membres déjà titulaires qui décident ainsi, de manière collégiale, qui, parmi les candidats, est digne de jouer avec eux. Il en va différemment dans les orchestres spécialisés, que j’examinerai par la suite, dans lesquels les nouveaux musiciens sont cooptés et doivent leur entrée et la pérennité de leur emploi à la seule faveur du chef d’orchestre. Ces différentes manières de recruter ont bien entendu un fort impact sur le fonctionnement quotidien des orchestres et sur les relations des musiciens entre eux. Dans les orchestres permanents, les lauréats du concours d’entrée deviennent, au terme de leur période d’essai, titulaires de leur poste à vie. Ils trouvent alors dans ces orchestres un quotidien très réglé, avec des horaires définis, calés un an à l’avance. Les semaines de production, sachant qu’il n’y a pas nécessairement des concerts chaque semaine, tel orchestre répète par exemple du lundi au mercredi de 9 h 30 à 13 h, puis de 14 h à 16 h, avec une pause de vingt minutes le matin et deux heures de répétition sans pause l’après-midi. Souvent, aucune répétition n’est fixée le mercredi après-midi, afin que les musiciens qui enseignent puissent dispenser leurs cours. Le jeudi matin pourra être consacré à la répétition générale, de 10 h à 13 h et, enfin, le concert aura lieu le soir, à 20 h ou 20 h 30. Souvent, ce concert est redonné une deuxième fois, le vendredi par exemple. À un tel planning fictif, qui correspond plus ou moins à ceux de la plupart des orchestres permanents, peuvent s’ajouter quelques concerts ou répétitions, comme des programmes dédiés au jeune public. Mais les conventions collectives d’entreprise des orchestres permanents sont très strictes : dépasser, ne serait-ce que de quelques minutes, les horaires d’une répétition ou vouloir organiser une séquence non prévue par la convention est inenvisageable.
Source : Delphine Blanc, L’accord parfait ? Dans les coulisses des orchestres de musique classique, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2022.
Illustration 2 : Un cadre de travail incertain / Les musicos
Partenaire, le musicos l'est d'abord avec le « patron ». Propriétaire (plus rarement gérant) du lieu, organisateur de la soirée, c'est avec lui que les musicos (en général le leader de la formation, ou celui qui « a le plan ») négocient. Autour des propriétés immuables du lieu physique et social, on s'arrange, on compose en fonction de ce que demandent les uns et les autres, dans les limites de ce que l'habitude a défini comme acceptable. Le temps de travail, le nombre de sets et de pauses, leur durée peuvent être discutés en tenant compte des usages du lieu (notamment l'heure de fermeture) mais aussi du nombre des musiciens et des formes musicales proposées. L'alimentation des musiciens (repas, boissons, éventuellement leur hébergement) et leur défraiement ne sont pas toujours assurés par le bar, ou alors souvent dans de mauvaises conditions (le repas, particulièrement important pour la plupart des musicos, est parfois négligé - « on fait pas restaurant, ici » - par un patron qui s'aliène alors une part de la bonne volonté des musiciens). Le volume sonore maximum est aussi discuté rapidement pendant la balance, de même que parfois la disposition entre espace de la scène et espace de la salle, les deux n'étant pas toujours physiquement discriminés, ne serait-ce que par la présence d'une petite estrade, comme c'est surtout le cas dans les clubs. La négociation à propos de l'ensemble de ces éléments est largement déterminée par le mode de paiement des musiciens, « au fixe » (la plupart du temps) ou « aux entrées » (dans certains cas), et par l'ordre de grandeur de la somme qui leur reviendra. L' association entre le responsable du lieu et les musicos qui s' y produisent est surtout un mixte d'intérêts artistiques et financiers pour chacune des deux parties (jouer/ donner à entendre « de la bonne musique » et « gagner sa vie »), mais malgré les nombreux espaces de négociation et l'apparition sporadique d'une sociabilité obligeante avec le patron (au Don Quichotte par exemple), la coopération relève d'un équilibre instable dans la mesure où le musicos, travailleur free-lance, a de plus en plus besoin de chaque « plan » et doit se montrer conciliant envers celui qui reste un employeur et pour qui la qualité du musicien (du groupe, de l'appariement) se mesure en général et in fine par la présence plus ou moins massive des spectateurs-clients, leur propension à consommer (« Moi, je fais plus que du festif, salsa, groove, des trucs où, les gens y bougent quoi. Le public du jazz, les étudiants, viennent, y prennent une bière ou un café et ça leur fait la soirée, alors moi je m'y retrouve pas, on travaille pas ») et la Ia manifestation de leur contentement (moins facilement observable). En dehors des relations directes avec le patron, il convient aussi d' engager autant que possible un rapport à la fois « professionnel » et avenant avec le personnel au comptoir ou en salle, ce qui permet en temps utile d’obtenir rapidement un verre pendant qu'on est sur scène, ou en fin de soirée de laisser en toute confiance pendant qu'on va chercher son véhicule ; on a même parfois la chance d’être aidé à transporter un ampli, des enceintes ou des fûts de batterie volumineux.
Quand une coopération musico-patron « fonctionne » peut se renouveler à intervalles très fréquents.
Source : Marc Perrenoud, Les musicos, enquête sur les musiciens ordinaires, Éditions La Découverte, 2007
1 : « Au fixe », 50 à 60 euros constituent une base minimum pour les lieux du centre-ville, plutôt 70 ou 80 dans la région, un « plan » à 100 ou 120 euros commençant déjà à être «correctement payé » (c'est le montant moyen d'un cachet dans un orchestre de bal un peu important). 150 euros étant assez rarement dépassés. « Aux entrées », dans les clubs, il n'y a en général pas de plancher (sauf parfois pour les musiciens parisiens ou étrangers les plus renommés) et les musicos peuvent repartir avec chacun 15 ou 20 euros en poche pour peu que les spectateurs soient restés chez eux ce soir-là, mais le risque pris en jouant « aux entrées » est perçu comme compensé par le prestige de jouer dans un lieu qui « compte » (le Katanga, la Piscine) plus qu'un bar classique, l’accumulation de capital symbolique étant souvent la plus importante à long terme.
Illustration 3 : Les danseurs et danseuses classiques / L’exemple de l’Opéra national de Paris : des emplois sûrs, fortement organisés et hiérarchisés
Avec 150 danseurs, le Ballet de l’Opéra de Paris est la plus importante compagnie de danse en France, et une des plus grande au monde. Les danseurs y entrent en moyenne à l’âge de 17 ans, en CDI, et terminent leur carrière au plus tard à 42 ans, ouvrant droit à une pension de retraite. Cette organisation fait de la compagnie un lieu privilégié pour étudier les évolutions du rapport vocationnel, la plupart des danseurs y restant toute leur carrière. (…)
Cette particularité semble d’abord corrélée à l’organisation du travail et des carrières. Comme toutes les compagnies de ballet classique, l’Opéra instaure une division du travail entre le corps de ballet, dont le rôle est de réaliser tous les ensembles visant à faire un seul et même corps, et les solistes qui sont individuellement mis en valeur et qui portent en général le récit dans les ballets narratifs. L’Opéra comprend trois catégories de corps de ballet (quadrille, coryphée et sujet) et deux catégories de solistes (premier danseur et première danseuse, et Étoile). Contrairement à la majorité des compagnies cependant, tous les danseurs, y compris les Étoiles, ont d’abord été quadrilles, seule possibilité de recrutement dans la compagnie. L’Opéra fonctionne ainsi comme un segment totalement clos du marché du travail. Les promotions sont régies par un concours interne permettant de se présenter chaque année pour intégrer la catégorie supérieure la plus proche, excepté pour le titre d’Étoile qui s’obtient par nomination du directeur de l’Opéra ; les Étoiles étant en général nommées parmi les premiers danseurs et premières danseuses. L’Opéra est une organisation très hiérarchisée et qui instaure une sélection sévère dans les carrières. Une fois recruté, un danseur ou une danseuse quadrille a une chance sur huit de devenir premier danseur ou première danseuse, et une chance sur quatorze de devenir Étoile. Tous semblent pourtant rechercher à obtenir le titre. Un tel niveau de sélection pourrait justifier de se désengager de la recherche de promotion, d’autant plus que les danseurs sont embauchés en contrat à durée indéterminé, et que leur rémunération est fixée par une grille en fonction de l’ancienneté et de la catégorie. Pour autant, le taux de participation au concours de promotion interne reste très élevé : en moyenne de 2001 à 2009, ils sont 60 % à s’y présenter.
Mais, plus que la participation au concours, ce sont les entretiens qui permettent d’observer une orientation de l’engagement vers la recherche de chances de promotion. Tous expliquent orienter leur comportement en vue de se faire repérer et que l’engagement au travail en est un moyen. Les chances de promotion semblent, en effet, se jouer d’abord au sein des interactions sociales. Chaque moment de travail est ainsi l’occasion de « faire bonne figure » (Goffman, 1974) en faisant la preuve de son engagement, qu’il s’agisse des cours le matin, des répétitions l’après-midi ou des spectacles le soir. En témoigne ce danseur, sujet, depuis 9 ans dans la compagnie :
« J’ai compris très vite qu’il fallait que je fasse mes preuves, alors que tu es mis au dernier rang. Il faut que tu sortes de l’anonymat, que tu te fasses repérer par certaines personnes influentes. Pour te faire repérer, il faut que tu bosses aux cours, que tu montres que tu as envie en répète, que tu essayes d’apprendre au mieux ton boulot comme ça quand tu remplaces, et bien tu es là. Tes premiers remplacements sont très importants, c’est là où on va t’estimer ou pas. Après tu as des réputations qui se font là-dessus. »
Néanmoins, les modalités de reconnaissance ne visent pas seulement l’engagement dans le travail. Des interactions beaucoup plus informelles incitent à faire la preuve d’un engagement corps et âme, c’est‑à‑dire faire la preuve d’un mode de vie dans son ensemble orienté vers l’engagement dans le travail. (…)
Ces interactions incitent et donnent sens à un engagement présenté comme le moyen nécessaire pour obtenir des chances de promotion. Mais elles permettent aussi de donner des injonctions qu’il serait impossible de formuler officiellement, comme des remarques sur le style de vie ou encore sur le corps. Pour autant, la preuve de l’engagement dans le travail passe aussi pour les danseurs par la conformation aux critères physiques de la compagnie, comme l’explique cette danseuse sujet dans la compagnie depuis 20 ans :
« Une fois, dans le corps de ballet, il y a une répétitrice qui est venue me voir, elle m’a pris le bras et m’a dit : “Dis donc, on mange bien, hein ?”. On est trop grosse ! Ça, c’est un truc qui, toute la vie, nous tourne dans la tête. Il faut avoir le physique longiligne comme tout le monde. Physiquement, on veut rester dans les normes parce qu’on a envie de monter. On veut être remarqué par son travail, mais être remarqué aussi parce qu’on a le physique, parce qu’on est dans les normes, et qu’on aura quelque chose en plus. » (…)
Le travail de corps de ballet est en effet souvent considéré comme ingrat. Il ne permet aucune reconnaissance personnelle, l’objectif étant de construire un ensemble homogène et de servir de décor humain pour mettre par contraste les solistes en valeur. Il maintient donc dans un certain anonymat, surtout lorsqu’il s’agit essentiellement de tenir des poses. Néanmoins, les ballets classiques donnent aussi aux danseurs de corps de ballet l’occasion de danser de petits ensembles. Il existe donc une hiérarchie des rôles fondée sur le plus ou moins grand degré de partition dansée permettant une reconnaissance personnelle. À cette hiérarchie correspond celle des catégories : les quadrilles sont les remplaçants et interviennent donc le moins en scène ; les coryphées sont les titulaires des rôles de corps de ballet, comme les sujets, mais ces derniers dansent en priorité dans les petits ensembles et ils seront davantage mis en avant. Par ailleurs, les sujets peuvent être amenés à remplacer les rôles des premiers danseurs, qui dansent les petits ensembles comportant des parties solistes et remplacent les rôles d’Étoiles. Ainsi, la hiérarchie des catégories recoupe une hiérarchie des rôles : plus un danseur occupe une position proche de celle des Étoiles, plus il aura la possibilité de danser des rôles permettant de s’« exprimer », c’est‑à‑dire, permettant de faire la preuve qu’il est un danseur et de s’assurer une reconnaissance personnelle. C’est pourquoi le concours de promotion sanctionne des compétences de soliste : pour chaque catégorie, les danseurs doivent présenter deux variations de soliste issues du répertoire de la compagnie. Un jury, constitué pour moitié de membres de la direction du Ballet et pour l’autre moitié de membres élus parmi les danseurs, établi un classement à partir duquel se fait la promotion en fonction des postes disponibles. Le concours est public et permet de répartir les danseurs par la reconnaissance aux yeux de tous du plus ou moins grand degré de maîtrise de la technique virtuose. Le but étant de sélectionner chaque année, parmi chaque catégorie, les danseurs qui font la preuve de la plus grande virtuosité, c’est-à-dire, ceux qui se rapprochent le plus de ce que l’Opéra attend d’un danseur ou d’une danseuse Étoile.
Source : Joël Laillier, « La dynamique de la vocation : les évolutions de la rationalisation de l’engagement au travail des danseurs de ballet », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 53 - n° 4 | Octobre-Décembre 2011, mis en ligne le 27 novembre 2018, consulté le 24 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/sdt/10253 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.10253
Illustration 4 : L’incertitude chez les chorégraphes / Deux exemples
Une inquiétude assez persistante chez la plupart des chorégraphes rencontrés se rapporte à l’obtention de subventions, et en particulier des subventions des DRAC. Hormis l’amélioration économique que ces aides peuvent apporter à la compagnie, elles sont fréquemment perçues par les artistes comme un gage de reconnaissance de leur travail. Le raisonnement n’est pas faux, puisqu’il s’agit bien pour les commissions qui jugent les compagnies et pour les décideurs d’encourager un travail « prometteur » ou d’aider une compagnie qui « a fait ses preuves ». Parallèlement aux soucis financiers pour produire une œuvre, la difficulté est donc pour les artistes, refusés par ces commissions, de surmonter le sentiment d’être dévalués arbitrairement. En effet, pour beaucoup ne pas se voir accorder une subvention par le ministère de la Culture remet en question leur travail et leurs compétences, ainsi que leurs chances de diffusion, sans réellement connaître les raisons de leur échec, surtout quand ce dernier intervient dans une période de création. (…)
Patricia a un parcours professionnel atypique qui aurait pu être un atout si elle avait fait carrière au début des années quatre-vingt. Elle a commencé la danse durant l’enfance, dans des cours privés. Après l’obtention de son baccalauréat, elle décide de poursuivre plus intensément sa formation. Mais cette année-là, elle a un grave accident de moto : fracture d’une vertèbre. Les médecins sont sceptiques quant à son devenir dans la danse. Suivent alors des années « éparpillées » : elle va un peu à l’université, a plusieurs « petits boulots » et ne danse plus. Elle passe un an à New York puis s’installe à Paris où elle décide de reprendre des cours en amateur. Elle rencontre des chorégraphes qui développent des méthodes de travail originales, basées sur l’éducation somatique. Elle prend alors une année sabbatique pour tenter de danser à nouveau : « Mais vraiment en pensant simplement à me faire plaisir et pour moi c’était bien trop tard pour commencer quoi que ce soit au niveau de la danse ». Elle a 25 ans. Une chorégraphe lui demande de participer à une création. Elle poursuit sa formation, et renouvelle quelques expériences en tant qu’interprète avec des chorégraphes plus ou moins connus. Elle travaille encore comme interprète dans une ville moyenne, où elle décide de s’installer et de créer sa propre compagnie à partir d’un duo de dix minutes présenté dans un nouveau lieu culturel de la ville. « Et c’est suite à ça que... l’histoire a commencé (sourire) ». Le duo rencontre un sérieux succès. Les programmateurs de la région et les institutions publiques encouragent la jeune entrante dans le champ. Sa compagnie s’installe « en résidence » dans un lieu culturel. Patricia sera d’ailleurs, jusqu’à aujourd’hui, bien soutenue par des responsables de centres culturels de sa ville et par des lieux un peu « avant-gardistes » en matière de danse en dehors de sa région. Elle est chorégraphe depuis 10 ans et en est à sa neuvième création. En revanche, les responsables de la DRAC de sa région ne la soutiennent plus (le changement a eu lieu lors du remplacement du conseiller de danse) et connaît depuis des difficultés avec d’autres institutions. Les lieux culturels lui restent toutefois fidèles, mais les coproductions sont insuffisantes pour avoir un budget correct (les interprètes sont donc faiblement rémunérés ou ne sont pas toujours déclarés).
« Voilà depuis il y a eu un revirement euh... qui est d’ailleurs assez peu explicité par les institutions qui restent assez vagues sur le pourquoi et le comment. Voilà. On a fonctionné avec des coproductions, des théâtres qui nous ont suivi un peu depuis le début, des fidélités [...] et puis la Ville qui nous soutient depuis 96 je crois, un peu plus fortement cette année. Sinon le reste il n’y a rien à en dire : le Conseil général à hauteur de 15 000 francs, ça monte pas haut. [Avec le conseiller à la danse de la DRAC] Il y a eu, c’est vrai, un rapport assez difficile avec lui. Des discussions assez vives. Donc est-ce ça a influencé ? Je ne sais pas. Il y a des gens de la commission qui sont assez écoutés, assez suivis par le reste des membres de la commission, je ne sais pas quoi en dire, car la plupart de ces gens ont rarement vu mon travail, donc euh... (sourire et soupir), voilà. Je ne sais pas. Il se trouve que peut-être aussi le travail que j’ai commencé avec cette création n’est pas allé dans le sens qu’ils auraient souhaité que ça aille. [...] Et puis il faut arriver aussi à toucher : il y a toujours cette ambiguïté-là qui est le rapport à la diffusion. Si le public touché est trop restreint, ça ne va pas (pour ceux qui subventionnent) ».
La créatrice pose ainsi l’ambiguïté des politiques culturelles françaises qui soutiennent la production, tout en demandant aux créateurs de se positionner dans la moyenne et la grande diffusions, et donc d’être dans une démarche « commerciale » [savoir « se vendre »]. La difficulté est que beaucoup d’artistes se satisfont du marché restreint (et spécialisé) de la diffusion et sont démunis face aux stratégies de vente. Patricia a 38 ans. Son père a été directeur d’un lieu culturel d’une petite ville qu’il gérait bénévolement, il chantait aussi en amateur ; professionnellement, il était ingénieur pour une localité. Sa mère ne travaillait pas.
Source : Sylvia Faure, Corps, savoir et pouvoir, Sociologie historique du champ chorégraphique, PUL, 2001
Globalement, les métiers artistiques sont des métiers plus fréquemment masculins que dans les autres secteurs d’activité. Toutefois, l’évolution dans le temps montre une progression certaine de la part des femmes dans ces métiers. Ainsi, d’après le Ministère de la culture, 49 % des actifs étaient des femmes dans l’ensemble des emplois, cette part était de 46 % dans le secteur de la culture en 2020.
Évidemment, il existe des différences selon les métiers, certains étant très peu féminisés comme les artistes de la musique et du chant (26 % de femmes en 2020, encore que cela dépende aussi du type d’instrument …) ou les cadres artistiques et technico-artistiques de la réalisation de l’audiovisuel et du spectacle (25 % de femmes). D’autres métiers comme les Bibliothécaires, archivistes, conservateurs de la fonction publique sont occupés (77 % de femmes) ou les professeurs d’art hors établissements scolaires (62 % de femmes en 2020 toujours). Précisons que les femmes représentaient 48 % des artistes de la danse, du cirque et des spectacles divers.
L’importance relativement grande des emplois en CDD et à temps partiel notamment dans les métiers artistiques (en 2020, 57 % des emplois de spectacles vivants se font effectivement avec un contrat de travail en CDD et 40 % de ces emplois sont à temps partiel à une influence sur le niveau de la rémunération de ces métiers (même si nous le verrons, la pluriactivité est fréquent dans le monde artistique).
Toutefois, le niveau de formation élevé des personnes travaillant dans le secteur culturel est relativement élevé, plus élevé en tout cas que pour l’ensemble des actifs, ce qui devrait pousser à la hausse leur revenu. En effet, en 2020, 28 % de l’ensemble des actifs en emploi avaient un niveau de diplôme au moins égal à « bac + 3 » ; c’était le cas de 53 % des actifs ayant un emploi dans le secteur de la culture et 48 % des artistes de spectacle vivant.
Finalement, qu’en est-il ? Le graphique et le tableau ci-dessous montrent qu’entre 2014 et 2019 les revenus d’activité sont en moyenne légèrement supérieurs à ceux de l’ensemble des actifs en emploi : 27 700 € (avec notamment 27 400 € pour les artistes de spectacle) contre 26 900 €. Suivant la nature des professions culturelles, des différences importantes existent : les cadres artistiques de programmation et de production des spectacles ont des revenus d’activité relativement importants et alors qu’ils sont relativement faibles dans les métiers d’art et les professeurs d’art.
Le niveau de vie moyen est donc relativement faible si l’on tient compte du niveau assez élevé de leur niveau de formation. Ce niveau de moyen cache cependant des inégalités de revenus très importantes entre individus : quoi de commun entre une star de chanson et des « musicos » qui peinent à trouver des « cachets » dans des divers groupes. Le rapport interdécile mesure habituellement l’importance ou la faiblesse des inégalités.
On remarque dans les documents suivants l’importance de ces inégalités. Par exemple, le rapport interdécile des niveaux de vie était de 9,4 entre 2014 et 2019 pour les professions culturelles contre 4,8 pour l’ensemble des actifs en emploi. Cela signifie que le niveau de vie le plus faible des 10 % des professions culturelles qui avaient les revenus d’activité les plus élevés était 9,4 plus élevé que le revenu d’activité le plus élevé des 10 % des professions culturelles qui avaient les revenus d’activité les plus faibles. Ces inégalités apparaissent particulièrement importantes chez les « auteurs littéraires et traducteurs » et dans une moindre mesure chez les « professionnels des arts visuels » (plasticiens et photographes). Ces inégalités sont relativement contenues chez les « artistes de spectacle » (Tableau 1) mais sans doute du fait de revenus provenant d’autres activités et du système de protection sociale spécifique (notamment les allocations chômage liées au statut d’intermittent du spectacle).
Tableau 1 : Dispersion des revenus totaux annuels d’activité selon la profession culturelle exercée, 2014-2019
Remarque : les métiers d’art qui regroupent les artisans d’art et les ouvriers d’art : ils sont, par exemple, facteurs d’orgues, céramistes d’art, graveurs d’art, lapidaires, etc.
Source : Revenus d’activité et niveaux de vie des professionnels de la culture, Chiffres clés, statistiques de la culture – 2022, Ministère de la culture.
Les données du graphique 1 précisent l’importance de ces inégalités avec une mesure un peu différente des revenus puisqu’il s’agit du niveau de vie (qui tient compte de l’ensemble des revenus mais aussi des prélèvements sur les revenus comme l’impôt sur le revenu et de la taille du ménage en divisant, en gros, les revenus du ménage par un indicateur du nombre de personnes dans le ménage, conjoint(e), enfants notamment). Nous retrouvons l’importance des inégalités de revenu parmi les « auteurs littéraires et traducteurs » et la relativement faible des inégalités chez les « professionnels de l’archivage, de la conservation et de la documentation ».
Précisons aussi que d’après l’INSEE (https://www.nomenclature-pcs.fr/decrire/les-cadres-et-professions-inte) la pauvreté est bien plus fréquente parmi les professions culturelles que dans l’ensemble des actifs, le taux de pauvreté étant de 14 % en 2020-2021 contre 3,3 % pour l’ensemble des « cadres » et 9,4 % pour l’ensemble des personnes ayant déjà travaillé.
Graphique 1 : Dispersion du niveau de vie annuel selon la catégorie socioprofessionnelle et la profession culturelle exercée, 2014-2019
Source : Revenus d’activité et niveaux de vie des professionnels de la culture, Chiffres clés, statistiques de la culture – 2022, Ministère de la culture.