ATTENTION :
La croissance économique s’accompagne d’une transformation de la structure sociale. Pourtant, finalement, au cours du temps, nos sociétés se perpétuent, elles ne disparaissent pas, par exemple, sous la pression des inégalités qui se renouvellent ou des conflits possibles entre groupes sociaux. Comment est-ce possible ? Autrement dit, la question que nous allons aborder ici consiste à se demander comment les sociétés " tiennent ", c’est-à-dire à savoir ce qui les cimente, ce qui relie les individus les uns aux autres suffisamment solidement pour que la vie en société ne dégénère pas en une multitude de conflits.
Ce ciment, que l’on appelle souvent « lien social » et qui produit de la solidarité entre les membres d’une société, n'apparaît pas spontanément. Il est le résultat de ce que l’on appelle la cohésion sociale qui peut être définie comme le processus qui permet aux membres d’une société de se reconnaître comme équipiers d’un même bateau, si l’on peut faire cette comparaison, c’est-à-dire solidaires les uns des autres parce que partageant les mêmes valeurs, mais pouvant avoir chacun vis-à-vis des autres des obligations mais aussi des droits spécifiques. Cette cohésion se construit : elle ne se produit pas " par hasard ". Elle se construit dans des lieux, des instances d’intégration (exemples : famille, école) ou grâce à des dispositifs précis (comme, par exemple, les procédures de négociation entre employeurs et salariés dans le monde du travail). Or, la transformation des valeurs, avec notamment l’individualisme croissant, les changements dans la vie économique et sociale affectent ces lieux d’intégration et ces dispositifs. On peut craindre ainsi que la cohésion sociale soit menacée. La cohésion sociale n’est donc jamais définitivement acquise, une société doit toujours veiller à la construire.
C’est ce que nous verrons en prenant pour base l’analyse de la cohésion sociale propre à Durkheim (objet de la première partie) puis en étudiant de manière plus précise le rôle de trois grandes instances de socialisation, la famille (2e partie), l’école (3e partie) et enfin le travail (4e partie).
Attention ! La solidarité au sens de Durkheim, et au sens où nous l’utiliserons ici, correspond à ce que nous appelons plus couramment la cohésion sociale. Cette dernière signifie tout aussi bien que la société favorise le partage de mêmes valeurs, de mêmes types de comportements que l’existence de règles de vie qui permettent à des individus ou des groupes sociaux différents, ayant des intérêts différents voire opposés, de vivre relativement paisiblement.
Soyons un peu plus précis. La solidarité mécanique est la forme de cohésion sociale pour laquelle l’identité de valeurs, de comportements, de façons de penser ou de juger ce qui est bien ou mal est forte. Les sociétés qui connaissent la solidarité mécanique comme type de cohésion sociale sont des sociétés peu différenciées. Cela signifie que les occupations, les rôles que tous doivent accomplir sont, globalement, les mêmes ou similaires en dehors quelques différences de sexe ou d’âge par exemple. C’est cette similitude des activités, des valeurs, des « consciences » écrit Durkheim, qui fonde la solidarité des membres. Par le partage d’activités communes, de valeurs communes ou se ressemblant, les individus se sentent identiques et solidairement liés les uns aux autres : la solidarité est mécanique. Cette forme de solidarité est typique de sociétés « primitives », sans écriture.
La solidarité organique, quant à elle, correspond à une forme de cohésion sociale basée sur la complémentarité des activités très diverses des individus et dont chacune ne peut se suffire à elle-même.
La solidarité organique ne repose pas donc sur la similitude mais au contraire sur la différence liée à une division du travail entre individus qui n’ont donc pas les mêmes fonctions. La diversité des activités montre que chacun a besoin des autres pour vivre en société. Dès lors, la complémentarité des fonctions exercées est ce qui fait tenir la société comme un tout : une coopération entre individus existe, est nécessaire et fonde le lien social.
Cette forme de solidarité est celle des sociétés modernes dans laquelle la division de travail est très poussée. Si l’on prend la société française, vous savez qu’elle est composée de millions d’individus qui ont des activités différentes mais utiles les uns pour les autres parce que complémentaires : ouvrier, technicien, ingénieur, avocat, juge, député, etc.
Pour Durkheim, les sociétés sont passées d’une cohésion fondée sur la solidarité mécanique à une cohésion fondée sur la solidarité organique. Une des conséquences de ce changement est le développement de l’individualisme. En effet, la division du travail ouvre l’individu à d’autres liens sociaux que ceux de la famille et du voisinage immédiat. Les groupes primaires ont moins d’impact, l’individu est plus libre vis-à-vis d’eux et l’appartenance à des groupes sociaux divers lui offre une plus grande autonomie de la pensée et des comportements.
Si, dans les sociétés occidentales, le principe de solidarité mécanique ne fonctionne plus, cela ne signifie pas que des formes de solidarité mécanique n’existent plus. Elles perdurent mais uniquement dans certains groupes sociaux restreints, délimités. Si l’on considère les groupes socioprofessionnels, on peut considérer que les mineurs, par exemple, ont formé un groupe social dont l’intégration était liée à la similitude des activités, des valeurs (le courage par exemple) et des règles de vie (horaires, type de nourriture, etc.). Plus près de nous, ne peut-on penser que les traders forment un groupe social intégré sur la base des mêmes activités (calcul de gains, spéculation, etc.), de valeurs identiques (par exemple, esprit de compétition inculqué lors de leurs études et par leurs pairs).