Les trois premières parties ont permis de comprendre les mutations récentes du travail et de l’emploi. Il s’agit alors, après avoir rappelé le rôle du travail dans l’intégration sociale, de montrer comment ces mutations ont pu affaiblir le rôle intégrateur du travail.
Notre société est d’abord une société de consommation. Pour satisfaire nos besoins qu’ils soient fondamentaux (de nourrir, se loger, etc.) ou secondaires comme se divertir, il est nécessaire de pouvoir acheter des biens alimentaires, des produits culturels par exemple. Pour cela, il nous faut travailler pour obtenir des revenus. Le travail est donc d’abord une source de revenu. À ce titre il permet donc de partager les normes de consommation de la société à laquelle les individus appartiennent.
De plus, le travail, lorsqu’il est déclaré, confère des droits et des protections, liés à notre système de protection sociale qui protège contre les risques sociaux : maladie, vieillesse, maternité, chômage. L’activité professionnelle rémunérée permet donc de participer à la solidarité collective liée à la protection sociale et favorise ainsi l’intégration sociale.
En outre, le travail contribue à la construction de l'identité sociale car le métier confère un statut social aux individus : ils sont salariés ou indépendants, agriculteurs ou artisans, cadres ou ouvriers. Le travail est un lieu de socialisation secondaire qui entraîne l’acquisition de normes et valeurs propres au collectif d'appartenance. Cette identité professionnelle est une composante de notre identité sociale (à côté de l'âge, du genre, de notre lieu d’habitation, cf chapitre 06). Elle favorise une certaine reconnaissance sociale.
Enfin, les collectifs de travail sont des lieux de sociabilité. En effet, dans l'entreprise, l'atelier ou les bureaux, l’individu appartient à différents groupes sociaux, collègues, membres d’un syndicat, membres de l’équipe sportive de l’entreprise…. ce qui favorise les échanges directs, les moments de convivialité et, in fine, le lien social et l’intégration à un groupe social.
Si nous envisageons maintenant l’intégration comme celle de la société, vous devez vous souvenir que, selon Durkheim, nous vivons dans une société connaissant une très forte division du travail social. Or, cette très grande diversité des activités fait que nous sommes tous dépendants les uns des autres : une solidarité de fait se construit basée sur la complémentarité du travail de tous. Un ouvrier a besoin d’un boulanger pour se nourrir, d’acteurs pour se divertir, de juges ou d’avocats, etc. Cette solidarité appelée organique par Durkheim a donc pour base le travail des individus.
On le voit, le travail favorise l’intégration sociale de multiples façons, mais que se passe-t-il lorsque cet emploi, par lequel le travail s’effectue, devient plus souvent précaire voire absent ?
La précaritédésigne la situation d’un individu ou d’un groupe placé dans une position de vulnérabilité et d’incertitude vis-à-vis de l’avenir. En ce sens, la précarité s’oppose à la stabilité. On parle de précarisation de l’emploi pour qualifier la montée des emplois précaires, à durée limitée, depuis les années 1980 (cf point 1.2). Rappelez-vous, qu’aujourd’hui, plus de 80 % des emplois créés sont des emplois de courte durée même s’ils ne représentent qu’environ 10 % des emplois et environ 12 % des salariés. L’ l’auto-entreprenariat (ou micro-entreprenariat) s'accroît lui avec les plateformes numériques (2,2 millions de micro-entrepreneurs en 2021). En 2021, il y aurait ainsi 1,636 millions de micro-entrepreneurs qui représenteraient environ la moitié du total des indépendants. Le revenu moyen de ces micro-entrepreneurs serait de 630 € par mois. On peut ainsi saisir la situation de précarité dans laquelle ils peuvent se trouver assez souvent.
Détenir un emploi précaire confère également un revenu précaire, irrégulier, lié à l'alternance emploi-chômage ou inactivité-emploi. Ceci expose davantage à la pauvreté et donc à une plus grande difficulté d'accès à la norme de consommation dominante, à un logement de qualité, à une voiture pour la mobilité. Ces manques ou ces restrictions peuvent affecter les autres liens sociaux (familial, électif ou de citoyenneté). En effet, toutes ces difficultés dans la vie quotidienne peuvent affaiblir les liens amicaux du fait des difficultés à recevoir ou à participer à des sorties. De même, les incertitudes financières peuvent altérer les relations familiales et les liens se distendre. En dehors des liens amicaux et familiaux, les liens électifs peuvent être touchés : comme vous l’avez peut-être étudié en classe de 1ère, une partie non négligeable de l’abstention s’explique par un faible degré d’intégration sociale (par le travail, la famille, les amis notamment). Les politistes et les sociologues parlent parfois d’abstention hors-jeu.
Par ailleurs, les travailleurs précaires sont moins bien intégrés aux collectifs de travail, en raison de la courte durée et/ou de la nature de leur emploi (externalisation, intérim, auto-entrepreneur micro-entrepreneur). Par exemple, cela réduit leurs chances d’être conviés à un pot de départ, de partager les photos du petit dernier et de partager les moments de sociabilité des collectifs de travail. De la même façon, les emplois précaires (intérim, CDD, externalisés) sont moins syndiqués que les actifs en emploi stable, autant d’indicateurs qui montrent la plus faible intégration au collectif de travail.
Enfin, les travailleurs précaires souffrent d’une moindre reconnaissance sociale car ils sont nombreux à exercer les tâches les moins valorisées, à subir les aléas de la conjoncture sur le marché du travail ; ils sont ainsi les premiers à perdre leur emploi en cas de ralentissement de l’activité. Ils disposent aussi de très peu d’autonomie dans la réalisation de leur travail et subissent plus fréquemment, par exemple, le chronométrage des tâches, le pilotage par commande vocale, ce qui freine leur bien-être au travail. Cette situation nuit au bien-être dans leur travail qui peut n’avoir qu’un intérêt purement matériel : obtenir un revenu. Leur travail n’est donc pas source de reconnaissance sociale et d’intégration.
On comprend alors, pourquoi, pour qualifier cette frange de salariés, Robert Castel parle de « précariat ».
Les mutations de l’emploi ont entraîné une polarisation de la qualité des emplois, c’est-à-dire une augmentation de la part des emplois de très bonne qualité mais également de la part des emplois de mauvaise qualité. Ainsi, certaines personnes cumulent de bonnes conditions de travail, de bons salaires, des perspectives de promotion importantes, des possibilités élevées de formation et une variété des tâches, on retrouve ici les figures du cadre ou de l’ingénieur dans de grandes entreprises. À l’inverse, d'autres ont des conditions de travail dégradées, de faibles salaires, peu de perspectives de promotion et de formation et des tâches peu variées, répétitives, on reconnaît ici ceux que l’on a appelé les travailleurs de seconde ligne lors des confinements liés au Covid-19, comme les conducteurs, caissiers, employés de libre-service mais aussi ouvriers du bâtiment, aides à domicile, etc.. Pour les premiers le travail et l’emploi sont source de satisfaction, Serge Paugam parle d’intégration « assurée », c’est-à-dire assurée par la stabilité de l’emploi et la satisfaction dans le travail, tandis que pour les seconds, on assiste à une intégration dite disqualifiante parce que l’intégration par le travail passe par la précarité de l’emploi et est source d’une insatisfaction au travail.
Avec des conditions de travail dégradées en raison des tâches à effectuer (tri des déchets, manipulation de produits toxiques, équarrissage…), des salaires faibles et des perspectives de promotion inexistantes, ces emplois de faible qualité peuvent être source d’une faible estime de soi ou d’une absence de reconnaissance, limitant l’intégration sociale. En outre, ces emplois de faible qualité subissent davantage la précarité et le chômage.
À partir du milieu des années 1970, on assiste, en France métropolitaine, à une augmentation du nombre de chômeurs qui passe de 835 000 chômeurs en 1975 à presque 3 millions dans les années 2013-2015 pour redescendre autour de 2,5 millions. Surtout, la France se caractérise par un taux de chômage élevé, quasiment constamment supérieur à 7 % voire 8 % de la population active à partir de 1984.
Un niveau élevé de chômage entraîne une hausse mécanique du nombre de personnes exclues du travail rémunéré, ce qui crée une insécurité financière et accroît le risque d’être touché par la pauvreté. Cette fragilisation de l’intégration par le travail peut être, notamment dans le cas d’un chômage de longue durée (environ 3 ou 4 % des actifs soit environ 1 million de personnes), source de ruptures successives (professionnelles et familiales notamment).
En outre, l’expérience du chômage entraîne une diminution de la sociabilité et fragilise les autres liens sociaux, au risque de conduire à une disqualification sociale (Paugam) ou à une désaffiliation (Castel), comme vous l’avez peut-être vu en 1ère (voir chapitre 07 de la classe de première). En effet, le défaut d’intégration à un collectif de travail comme nous l’avons vu plus haut, associé ici à l’absence totale de travail et de reconnaissance, peut conduire au repli sur soi et à l’isolement des individus. Ils ne sentent plus utiles et au contraire se sentent dépendants des autres nuisant à leur affirmation sociale
La privation durable d’emploi fragilise donc l’intégration sociale car elle fait perdre aux individus des liens de sociabilité importants (sociabilité professionnelle) et entraîne une dégradation du statut social et de l’identité sociale associés à l’emploi porteuse, parfois, de stigmatisation et d’intériorisation d’une image négative d’eux-mêmes.