Au XIXe siècle, l'avènement des fabriques puis des usines avait entraîné le regroupement des travailleurs au sein d'un même espace de production, séparant ainsi leur lieu de travail de leur domicile : le travail était de moins en moins réalisé en famille dans la ferme, le commerce ou l’atelier de l’artisan. Ce phénomène a été renforcé par la généralisation du salariat, prolongeant ainsi cette séparation entre le lieu où l'on travaille et l'espace domestique.
Aujourd'hui, le numérique entraîne un mouvement inverse, en brouillant progressivement les frontières entre le temps de travail et le temps hors-travail même si ce mouvement n’a pas bien sûr la même ampleur à ce jour. En effet, il est de plus en plus difficile de « cloisonner » ces deux temps de la vie d'un individu : consultation des emails professionnels en soirée, travail le dimanche à la maison sur ordinateur, mais également consultation des réseaux sociaux, réservation des vacances, jeu en ligne pendant le temps de travail, etc…
Par ailleurs, la révolution du numérique a entraîné le développement du télétravail, c’est-à-dire l’exercice à domicile des activités professionnelles habituellement réalisées dans l’entreprise. Il concerne 3 % des salariés, en France, en 2017, et connaît une forte croissance. En moyenne, en 2022, près d’un salarié sur cinq a télétravaillé au moins un jour par semaine selon l’Insee. Le télétravail accroît ce brouillage entre espaces et temps de travail. Il réduit la frontière entre le lieu de travail (entreprise, bureau…) et l’espace domestique qui devient un autre lieu d’exercice de l’activité professionnelle. Pendant le confinement en 2020, vous avez peut-être pu observer cette imbrication, avec des adultes en train, chez eux, de superviser le travail scolaire tout en travaillant pour leur employeur. Le télétravail abolit également les frontières entre le temps de travail et le temps hors travail conduisant à des horaires qui ne sont plus clairement délimités. Téléphones, ordinateurs portables, tablettes nous rendent joignables à tout moment, le risque est donc de travailler constamment, de ne jamais réellement se détacher de son activité professionnelle (le soir, le week-end, en vacances) de sorte que « s’arrêter de travailler devient une compétence à part entière » pour maintenir la frontière entre sphère privée et sphère professionnelle. Si la loi de 2016 a bien posé le droit à la déconnexion hors des horaires de travail, son application reste incomplète.
Enfin, les entreprises du numérique développent des stratégies conduisant à mettre l’usager au travail gratuitement. Lorsque vous publiez des contenus sur Instagram ou Tik Tok, lorsque vous consultez des sites vous fournissez des données, lorsque vous recopier un captcha ou identifiez des vélos sur un ensemble de photos vous alimentez des bases de données pour l’IA, et tout simplement lorsque vous choisissez de passer à la caisse automatique plutôt qu’avec un caissier ou une caissière supermarché, vous fournissez un travail gratuit… Bien sûr, ce « travail » n’est clairement pas un travail au sens économique ; il ne se situe pas non plus à la frontière entre travail, inactivité et chômage … mais cette activité (dont la base est la consommation souvent gratuite) fournit une matière première aux entreprises du numérique dont le travail est de la rentabiliser … par un « vrai » travail au sens économique.
Le numérique transforme également les relations d'emploi, c'est-à-dire l’ensemble des dispositions légales et conventionnelles qui règlent les rapports entre employeurs et salariés. Ces transformations peuvent s’observer avec la création des plateformes numériques qui mettent en relation travailleurs et utilisateurs des services. Leur apparition a entraîné une externalisation et un découpage des tâches. Ces tâches reposent sur l’activité de travailleurs ayant juridiquement un statut d’indépendant (auto-entrepreneurs devenus micro-entrepreneurs en France) mais subissant une relation de dépendance économique à la plateforme. Après avoir décomposé les projets en dizaines, en centaines, voire en milliers de microtâches (par exemple une bande-son d'une heure peut être retranscrite en quelques minutes si on la découpe en soixante tâches d'une minute chacune), les plateformes les confient à une foule d'internautes qui peuvent les exécuter à tout moment depuis leur ordinateur en échange d'une rémunération de quelques centimes d'euros. On assiste à l'apparition d’une armée de petites mains invisibles qui se proposent de traduire un texte, d’associer un mot à une photo, de détourer une photo, de repérer une adresse sur un ticket de caisse, de corriger une phrase… La rémunération moyenne de ces tâches s’élevant à de 3 à 4 dollars de l’heure, selon une enquête du BIT en 2018, ces micro-travailleurs passent beaucoup de temps à attendre qu’un donneur d’ordre veuille bien leur attribuer une tâche, du temps qu’ils ne peuvent pas consacrer à un autre emploi.
Enfin, cette externalisation et cette parcellisation des tâches entraînent de l’ennui devant la pauvreté des tâches confiées, un isolement des travailleurs, et rendent très difficile la syndicalisation et la mobilisation des travailleurs pour une amélioration des conditions de travail.
Mais le numérique peut également, dans certains cas, augmenter les possibilités de contrôle du salarié ou du micro-entrepreneur sous-traitant par l'employeur à travers les différents outils disponibles (GPS, usage de la commande vocale, notation par les clients..). L'employeur ou le donneur d'ordre peut alors ajouter des tâches au fil de la journée, repérer les temps morts, suspendre un compte de livreur ou de VTC en cas de notation insuffisante des clients…
Le numérique accélère la flexibilisation et l’individualisation de la relation d’emploi et conduit à construire de nouvelles formes d’emploi hors du salariat et de l’emploi typique avec le risque de travailler juridiquement selon un contrat commercial moins protecteur pour le travailleur qu’un contrat de travail (horaires, revenus, protection sociale, etc.).
Le terme de polarisation désigne une déformation de la structure des emplois, marquée par la tendance à se concentrer dans le bas et le haut de l’échelle des qualifications et/ou des rémunérations(cf chapitre 01).
Le numérique permet ainsi de réduire le rôle des échelons intermédiaires qui s’occupaient de traiter des informations. Citons le cas des grandes surfaces où les liens avec les fournisseurs peuvent être en partie automatisés grâce à une gestion des stocks passant directement par les codes-barres. De même, un logiciel peut éditer des fiches de paie, etc. Des tâches administratives, commerciales et même de production (par un robot qui calcule lui-même ce qu’il faut faire et comment) qui nécessitaient des emplois de qualification intermédiaire peuvent être réduites par le numérique et la robotisation.
En effet, les ordinateurs, les robots ou l’Intelligence Artificielle (I.A.) ont ainsi progressivement détruit les tâches répétitives ou routinières effectuées par les salariés des emplois intermédiaires tandis qu'ils ont provoqué une augmentation toujours plus forte des emplois très qualifiés (développement des algorithmes, création de robots, maintenance des réseaux informatiques…) et peu qualifiés (chauffeurs avec le commerce en ligne, reconnaisseurs d’images avec les sites de recherche internet , coursiers « Uber » etc.).