Une des caractéristiques des sociétés modernes est la centralité du travail. Il est en effet au fondement de l’ordre social du fait de la division du travail (voir le cours de 1ère) et de l’importance du salariat. Il détermine notre place dans la société, constitue notre principal moyen de subsistance et figure même comme une condition de notre bonheur d’après l’enquête dirigée par Baudelot et Gollac en 2002.
L’invention du travail au sens moderne s’effectue au cours des XVIIIe et du XIXe siècle; c’est également le moment où le travail s’autonomise des autres sphères de la vie sociale, en particulier de la sphère domestique. Désormais le travail, essentiellement salarié, s’homogénéise et peut se mesurer (en heures de travail, en rémunération sous une forme monétaire), mais aussi s’individualiser puisqu’il se réalise dans de multiples activités professionnelles qui peuvent d’organiser de manières très différentes.
À partir des années 1980, la montée du chômage, les transformations de l’organisation du travail et la flexibilisation du travail ont conduit à questionner cette centralité du travail et sa capacité d’intégration sociale. La révolution numérique à l’œuvre renouvelle aussi ces questionnements.
Dans un premier temps, nous commencerons par définir et distinguer travail et emploi afin de mieux saisir les enjeux autour de leurs évolutions. Dans un deuxième temps, il s’agira de montrer les effets des transformations de l'organisation du travail sur les conditions de travail. Un troisième temps permettra de comprendre les effets du numérique sur le travail et l’emploi. Enfin, l'ensemble de ces évolutions liées au travail et à l’emploi permettront de questionner leur rôle dans l’intégration sociale.
Dans cette partie, nous allons tout d’abord définir et distinguer les notions de travail, d’emploi et de chômage qui reflètent des réalités économiques différentes. Puis nous montrerons que les évolutions actuelles rendent poreuses les frontières entre l’emploi, le chômage et l'inactivité alors que, dans le même temps, la question de la qualité des emplois émerge en France comme au sein des institutions internationales.
La notion de travail désigne l’activité de production de biens ou de services utiles à une personne ou à la collectivité. C’est donc une activité de production, rémunérée ou non, déclarée ou non (comme peut l’être le travail au noir). Par exemple, lorsque vous assistez à un cours de SES, votre professeur est rémunéré mais lorsque vous révisez votre cours de SES vous « travaillez » sans être rémunéré mais sans produire des biens et services pour autrui. Lorsque vous prenez un cours particulier de SES avec un étudiant non déclaré, cette activité de l’étudiant est un travail mais ce n’est pas un emploi. Le travail ne confère pas nécessairement de statut et de protection (comme le travail domestique ou le travail au noir). Précisons, comme vous l’avez vu dans le chapitre 3, que pour les économistes, le travail qui s’échange sur le marché du travail est une activité rémunérée. Un poste occupé pour exercer une activité professionnelle rémunérée confère un statut c’est-à-dire une position sociale occupée par un individu dans l’entreprise ou l’organisation mais aussi dans un groupe social donné. Cet emploi s’accompagne d’une forme de protection sociale, mais aussi d’obligations indiquées notamment dans le contrat de travail.
Parmi les personnes en emploi, certaines sont salariées, c’est-à-dire qu’elles sont liées par un contrat de travail à un employeur avec un lien de subordination. C’est le cas des ouvriers ou des ouvrières à la chaîne, des serveurs dans votre café préféré, de vos professeurs ou encore des conductrices de bus. D’autres sont non salariées ou indépendantes, comme votre médecin généraliste, le livreur qui a apporté votre pizza, le chauffeur de taxi ou de VTC.
En France, en 2021, l’Insee comptabilisait 29,5 millions d'emplois, dont 26,4 millions d'emplois salariés. Cependant, ce nombre d’emplois ne correspond pas forcément au nombre de personnes qui travaillent, certains pouvant occuper plusieurs emplois, ni à ceux qui veulent participer au monde du travail, qui veulent travailler et ne le font pas. En comptant ces personnes, on aboutit à la notion d’actifs ou d’activité qui est donc plus large que celle d’emploi. Elle désigne ainsi l’ensemble des personnes désireuses de participer au marché du travail que celles-ci soient occupées ou non ; elle inclut donc les personnes au chômage. Sont donc actifs aussi bien les salariés que les non-salariés, les personnes en emploi que celles au chômage.
Bien évidemment, connaître la situation des individus par rapport à l’emploi et au travail nécessite de séparer clairement ceux qui travaillent effectivement et qui ont un emploi de ceux qui ne travaillent pas et en cherche un. Vous le savez, nous pouvons rappeler qu’un chômeur est un actif sans emploi et à la recherche d’un emploi. Statistiquement, il existe plusieurs manières de comptabiliser le nombre de chômeurs dont celle de l’INSEE qui est la plus couramment utilisée car elle se base sur une définition internationale, celle du BIT(Bureau International du travail).
Selon le BIT, sont comptabilisées comme chômeurs, les personnes en âge de travailler qui remplissent les trois conditions suivantes :
a) ne pas avoir travaillé au cours de la semaine de référence de l’enquête;
b) être disponible pour travailler dans les deux semaines, et
c) avoir cherché activement un emploi au cours des quatre dernières semaines ou en avoir trouvé un qui commence dans moins de trois mois.
En s'appuyant sur la définition du BIT, l’Insee dénombrait, en France, au troisième trimestre 2023, 2,2 millions de chômeurs.
Enfin, sont inactives les personnes en âge de travailler, sans emploi et ne cherchant pas d’emploi. Synthétisons tout cela dans le tableau suivant provenant de l’Insee :
Au-delà de ces grandes catégories, on a assisté ces dernières décennies à une évolution des formes d’emploi qui ont contribué à brouiller les frontières entre l’emploi, le chômage et l’inactivité.
Vous savez qu’un vaste mouvement de salarisation a eu lieu, en France, au cours du XXe siècle (voir le chapitre 06). Ce processus s’est accompagné, au cours des Trente Glorieuses, du développement d’un salariat qu’on nomme “typique”, ayant pour caractéristiques d’être à temps plein, stable c’est-à-dire avec un Contrat à Durée Indéterminée (CDI) et assorti de garanties légales ou conventionnelles (congés payés, congé maladie, durée légale du travail…).
Mais, à la fin des années 1970, des formes particulières d’emploi (FPE) se sont développées ; elles regroupent, selon certaines définitions, toutes les formes d’emploi qui ne correspondent pas à un emploi en contrat à durée indéterminée et à temps plein, avec notamment l’intérim, les CDD et l’apprentissage. Ainsi, si les emplois en CDI représentent encore aujourd’hui 85 % des emplois salariés, leur part a baissé depuis le début des années 1980 au profit des formes particulières d’emplois, surtout les emplois en contrat à durée déterminée (ces dernières représentant 9 % des emplois salariés en 2022). Si la norme d’emploi reste le CDI (en terme de stock), elle devient marginale dans les créations d’emploi (en termes de flux) puisque 82 % des emplois de salariés créés en 2022 (hors intérim) le sont sous forme de CDD. Les actifs concernés alternent alors situation d’emploi, de chômage ou même d’inactivité.
En outre, la part des contrats à temps partiel, c'est-à-dire des contrats dont la durée de travail est inférieure à la durée légale du travail (35 heures hebdomadaires en France), a augmenté, pour atteindre 17,3 % des emplois, en 2022 (mais 26,5 % de l’emploi des femmes). On assiste alors à une augmentation du sous-emploi, situation des personnes en emploi à temps partiel qui souhaitent travailler plus d’heures. Les
personnes ayant involontairement travaillé moins que d’habitude (chômage partiel, chômage technique,…) font partie aussi du sous-emploi : celui-ci concerne plus de 7,9 % des jeunes de 15 à 24 ans en emploi. En 2022, 1 274 000 d’actifs étaient en situation de sous-emploi.
Enfin, notons que certaines personnes classées parmi les inactifs sont très proches du marché du travail soit qu’elles souhaitent travailler mais sans véritablement faire des recherches d’emploi soit qu’elles en cherchent sans être immédiatement disponibles : on parle alors de halo autour du chômage. Cette situation (à la frontière donc de l’inactivité et du chômage) concernait, toujours en 2022, 1 802 000 personnes.
Ces types de situations ont entraîné une multiplication des cas où il devient désormais difficile de distinguer emploi et chômage, activité et inactivité.
Par exemple, un salarié en temps partiel subi (c’est-à-dire non voulu mais accepté faute d’avoir trouvé un contrat de travail à temps plein) et qui recherche toujours un emploi à temps plein se situe entre chômage et emploi ; tandis qu’une mère de famille qui suspend ses recherches d’emploi le temps des grandes vacances peut être classée entre chômage et inactivité. Statistiquement, ces deux personnes ne sont pas comptabilisées comme chômeurs au sens du BIT mais elles peuvent vivre leur situation et donc se considérer comme chômeurs.
On peut ajouter que ces situations concernent davantage les femmes que les hommes, les jeunes que les plus âgés, les moins diplômés que les plus diplômés.
Le schéma ci-dessous (provenant de Jérôme Gautié, Le chômage. La Découverte, 2015) détaille ainsi les situations hybrides entre emploi, chômage et inactivité :
La question de la qualité des emplois et de sa mesure est récente en sciences sociales et a commencé à s’imposer dans les institutions internationales au cours des années 1990. Économistes et sociologues mais aussi décideurs politiques ou représentants syndicaux ne se préoccupent plus seulement de la quantité d’emplois mais également de la qualité de ceux-ci. Deux institutions, le BIT (1999) et l’Union européenne (2001) ont développé leurs propres définitions, de « travail décent » pour la première, de « qualité des emplois » pour la seconde. La qualité de l’emploi devient ainsi un objectif des politiques publiques.
Autant, il est relativement facile de mesurer une quantité d’emplois en nombre d’actifs occupés, autant définir et mesurer la qualité de l’emploi est difficile. C’est ce qui explique que les différentes institutions retiennent une approche multidimensionnelle, c'est-à-dire à basée sur différents critères. Plusieurs approches sont possibles pour déterminer ces critères : on peut prendre le point de vue subjectif des travailleurs (en matière de satisfaction par exemple) et/ou celui des employeurs ou encore celui des pouvoirs publics. Il est possible également s’attacher à des critères objectifs comme le niveau de rémunération). Il n’existe donc pas de définition ou de mesure unique de la qualité du travail.
Une définition large de la qualité de l’emploi, comme étant l’ensemble des caractéristiques de l’emploi qui ont des effets sur le bien-être des travailleurs, peut cependant être pertinente. Dans le cadre du programme de SES, six descripteurs sont à connaître :
La variété des tâches concerne le contenu des activités de travail, leur intérêt. Plus l’emploi est varié et plus il peut être épanouissant, inversement un travail répétitif et restreint comme le travail à la chaîne a des effets négatifs sur le bien-être des ouvriers.
En savoir plus : pour plus de détail vous pouvez vous référez à ces résultats d’enquête de Vincent Donne, Acher Elbaz et Christine Ehrel dans Qualité de l'emploi : une question de métiers ? La note d’analyse de France Stratégie, novembre 2023.