Comme nous l’avons vu, la croissance économique augmente le niveau de vie moyen de la population. Cependant, il semble que le progrès technique, du fait du processus de destruction créatrice, ait un effet plus ambigu sur l’enrichissement de tous. Qu’en est-il réellement ? L’innovation a, on l’a vu, pour objectif et pour effet d’augmenter les profits et l’enrichissement de ceux qui innovent et donc de ceux qui peuvent capter ce profit et la rente de monopole. De nombreux innovateurs (ou parfois leurs imitateurs car le succès d’une innovation n’est pas immédiat et ne retombe pas toujours sur l’inventeur ou le premier « innovateur ») ont connu la richesse. Pensez aux grands entrepreneurs américains comme Rockefeller qui sont devenus extrêmement riches et plus récemment Bill Gates, Mark Zuckerberg ou Jeff Bezos. Mais, comme les innovations concurrencent d’anciennes activités, ces dernières deviennent moins rémunératrices pour les parties prenantes, notamment les salariés et propriétaires des entreprises. Dès lors, des écarts de revenu se creusent entre les salariés travaillant dans des activités anciennes et ceux travaillant dans des activités nouvelles.
De manière plus directe encore, on constate que le progrès technique crée des inégalités de revenu. En effet, en supprimant des emplois, certains travailleurs s’appauvrissent. Il en est de même de la mécanisation, de l’automatisation et de la robotisation du travail des ouvriers non qualifiés. Il semble, d’après certaines enquêtes, qu’actuellement, le progrès technique se traduise par une polarisation des emplois autour d’emplois très bien rémunérés (chercheurs, ingénieurs, entrepreneurs, etc.) et d’emplois peu routiniers qu’il est difficile de mécaniser mais qui ne demandent que peu de qualification reconnue et offrent des salaires donc faibles (personnels de services direct aux particuliers, employés de commerce, ouvriers non qualifiés de type artisanal (ayant un savoir-faire non automatisable). Entre ces deux catégories d’emplois qui se développent, aux extrêmes de la hiérarchie des revenus, les emplois de nature intermédiaire se réduiraient : ouvriers qualifiés de type industriel, professions intermédiaires, contremaîtres par exemple. Les innovations techniques et organisationnelles expliqueraient le déclin relatif des catégories moyennes et l’accroissement des inégalités.
Si nous nous intéressons aux grandes tendances historiques, l’évolution des inégalités de revenu dans le long terme pourrait s’expliquer ainsi par l’importance des innovations à certaines périodes : une première phase d’augmentation des inégalités pourrait provenir des révolutions industrielles du XIXe siècle aux États-Unis et en Europe notamment entre ouvriers (dont l’apport provenaient de l’appauvrissement petits paysans) d’un côté et industriels de l’autre. Les pays développés auraient connu une phase de réduction des inégalités durant les 50 ou 75 première années du XXe siècle due à un ralentissement du progrès technique après sa diffusion nous verrons certaines explications dans le paragraphe suivant). Depuis les années 1970 ou 1980 selon les pays, plus tôt aux États-Unis qu’en France par exemple, il y aurait une nouvelle augmentation des inégalités lié à des nouvelles innovations notamment dans l’électronique, l’informatique et les TIC, favorisant l’enrichissement de certains (voir ci-dessus).
Cette analyse peut se relier facilement et s’élargir avec l’idée de croissance économique puisque le progrès technique en est un des facteurs essentiels. Les phases de croissance économique permettraient une augmentation générale du niveau de vie ce qui mécaniquement rendrait plus facile ou plus probable le creusement des inégalités ; de plus, la hausse des revenus les plus élevés engendreraient des possibilités de placement ou de réinvestissement de l’épargne disponible : la patrimoine des plus riches s’accroitrait et leur revenus de ce patrimoine aussi. Par la suite, la croissance économique provoquerait d’elle-même une réduction des inégalités de revenu : du fait les transferts d’activité réalisés vers des activités mieux rémunérés et du fait que les gains liés aux innovations s’éteindraient pour les plus riches. De plus, il y aurait une attente de redistribution et de protection sociales pour les plus vulnérables victimes de ces changements. Donc, une phase de réduction des inégalités suivraient une phase d’accroissement de ces inégalités. Enfin, de nouvelles « vagues de progrès technique » pousseraient à nouveau à la hausse des inégalités de revenu suivant les cycles suivants présentés dans ce graphique :
B. Milanovic, Inégalités mondiales, Édition La Découverte, 2019
À noter que, pour un économiste comme Thomas Piketty, la tendance naturelle d’une économie de marché capitaliste serait plutôt l’accroissement des inégalités et que l’essentiel des facteurs de réduction des inégalités proviendrait de facteurs plutôt extra économiques ou assez indirectement économiques (guerre, luttes syndicales, forces idéologico-politiques en faveur de l’égalité et de la redistribution). Une intervention forte de l’État serait nécessaire… mais nous débordons du thème de ce chapitre ! Un autre défi de la croissance économique à surmonter est celui de l’environnement. C’est ce que nous allons étudier maintenant.
La production de biens ou de services nécessite d’utiliser des ressources naturelles que ce soit des matières premières minérales (fer, plomb, etc.), des sources d’énergie (charbon, gaz, pétrole, uranium, etc.) ou des matières premières « vivantes » (plantes diverses, animaux comme les poissons). Certaines de ces ressources ne sont pas renouvelables à échelle humaine : leur exploitation continue se traduit par une plus grande rareté et un coût d’exploration et d’extraction de plus en plus élevé du fait qu’elles se situent dans des zones difficiles à exploiter (comme le pétrole en Sibérie ou dans les profondeurs de mers ou d’océans par exemple) ou parce que la qualité du minerai se dégrade. C’est le cas du cuivre présent dans le minerai extrait aux États-Unis, qui est de moins en moins important. C’est ce que montre le graphique suivant :
Document : La baisse de qualité des minerais de cuivre exploités aux États-Unis L'exploitation des minerais états-uniens contenant en moyenne entre 2 et 2,5 % de cuivre est antérieure à 1910. Depuis, on enregistre une baisse continue de la teneur moyenne. Le pic dans les années 1930 et la légère hausse dans les années 1980 sont dus aux récessions économiques qui ont entraîné la fermeture des mines marginales, ne laissant en exploitation que les gisements les plus riches.
Source : D. Meadows, D. Meadows et J. Randers, dans Les limites à la croissance, Éditions Rue de l’Échiquier, p. 193
Tous les produits nécessitant du cuivre voient leur coût s’élever qu’il s’agisse de la robinetterie, de l’automobile, des industries de l’électronique (ordinateurs, téléphone, etc.) ou mécanique (condensateur, horlogerie, etc.) ce qui réduit leur rentabilité. Ainsi, avant même que le charbon ne disparaisse réellement (les ressources en charbon restent gigantesques dans le monde), les mines de charbon ont été abandonnées en France du fait de leur coût d’exploitation trop élevé par rapport à d’autres ressources. En dehors de la hausse des coûts, la disparition progressive en elle-même de ces ressources peuvent poser des problèmes pour satisfaire l’ensemble de la demande. Certaines prévisions de production de pétrole dans le monde montrent une tendance à la baisse progressive. Toujours, suivant la même source, on voit que la production annuelle de pétrole pourrait passer d’environ 25 milliards de barils en 2000 à moins de 10 milliards en 2050 :
Document : Scénario concernant la production mondiale de pétrole (hypothèse de quantité de pétrole restant à découvrir : 1,8 millier de milliards de barils)
Ce genre de problème ne concerne pas seulement les ressources non renouvelables mais aussi les ressources renouvelables : cette fois-ci c’est le rythme de leur exploitation qui peut être trop élevé par rapport au rythme de leur reproduction. Cela est notamment le cas des biens appelés biens communs comme les bancs de poisson dans les océans. Rappelons que ces biens en commun sont des biens rivaux (pêcher des poissons réduit les quantités que peuvent pêcher d’autres pécheurs : voyez dans ce sens les conflits qui durent depuis des dizaines et dizaines d’année entre pêcheurs français et pêcheurs anglais dans les eaux poissonneuses du littoral anglais !). Ces biens sont aussi non excluables : si un prix pour ces poissons pêchés existait, personne ne voudrait le payer tout simplement parce que ces poissons n’appartiennent à personne et que l’on peut les pêcher librement ! Pour ce type de biens, il y a donc une tendance à la surexploitation : le rythme d’exploitation peut facilement devenir plus élevé que le rythme de leur reproduction. Vous connaissez sans doute le cas de certaines espèces de thon rouge dont la surpêche a failli conduire à sa disparition. D’une manière plus générale, la part du stock de poissons de mer surexploités serait passé dans le monde de 10 % environ en 1975 à 30 % environ. Bien sûr, face à ces problèmes, des règles ont été inventées, pas uniquement étatiques d’ailleurs, pour éviter ce risque de disparition de la ressource. Mais sans ces adaptations, la ressource risque de disparaître et avec elle les activités qui y sont liées.
Si le système économique puise dans les ressources naturelles, il rejette dans la nature de nombreux déchets, de nombreux gaz polluants. Ces rejets peuvent avoir lieu à toutes les étapes du processus de production et dans une multitude de secteurs d’activité même si, bien sûr, certains secteurs d’activité sont plus polluants que d’autres. C’est ainsi que la production d’ordinateurs comme de voitures ou de ciment mais aussi le commerce ou le transport nécessitent l’utilisation d’énergie dont la production, elle-même, rejette notamment du gaz carbonique. De même l’agriculture nécessite aussi bien de l’énergie que des produits chimiques qui sont source de pollution des sols.
De plus, vous le savez, la production de biens finaux, de services, de produits semifinis ou des biens d’équipement professionnel se fait dans le monde entier. Il faut transporter tous ces produits dans leurs lieux d’utilisation : le transport par bateau, par avion ou par camion est source de pollution aussi (CO2 rejeté, particules fines, etc.).
Enfin, l’utilisation de certains biens peut entraîner là encore des rejets : pensez à la voiture bien sûr mais aussi à internet qui utilise énormément d’énergie pour faire circuler les informations. Ainsi, la production, le transport et l’utilisation des biens et services produits sont source de rejets polluants.
Cette pollution engendre des coûts importants en termes de santé publique par exemple (pollution dans les grandes villes, maladies professionnelles) qui doivent être financées par des impôts ou des cotisations supplémentaires. Cette hausse des dépenses engendre soit une baisse de pouvoir d’achat des ménages soit une baisse des profits des entreprises ce qui nuit à la consommation et à l’investissement et donc à la croissance.
Certaines pollutions ont des effets mondiaux particulièrement inquiétants : ce sont les gaz à effet de serre dont la concentration croissante depuis le XIXe siècle est source de réchauffement climatique . Vous trouvez ci-dessous l’évolution de ma concentration de 4 gaz à effet de serre dont la concentration est essentiellement lié à l’activité humaine depuis les révolutions industrielles.
Document : Concentrations en gaz à effet de serre au niveau mondial
Ce réchauffement climatique a des effets contrastés selon les pays et les régions : réduction des surfaces cultivables dans l’agriculture du fait des sécheresses récurrentes, risques d'évènements climatiques extrêmes (tempêtes, ouragan, etc.) qui peuvent détruire habitations et lieux de production, etc. Dans le monde, de 1998 à 2017, le coût des catastrophes climatiques (tempêtes, sécheresses, inondations ou encore vagues de chaleur) a été estimée à 2 250 milliards de dollars ! Voici une évaluation en France des charges supportées par les assureurs liés à des risques d’inondations, de tempêtes et sécheresse, qui se sont produits de 1988 à 2013. Nul doute que ces charges seront reportées sur les assurés avec des baisses de pouvoir d’achat et une hausse des coûts de production ce qui peut nuire sur la croissance économique.
Document : Sinistres et charges supportées par les assureurs liés à des risques d’inondations, de tempêtes et sécheresse entre 1988 à 2013
Source : Fédération Française de l’Assurance, Impact du changement climatique sur l’assurance à l’horizon 2040, 2015.
Avant d’étudier dans un prochain chapitre ce que les États peuvent faire pour améliorer voire simplement maintenir en l’état le capital naturel de la terre, précisons en quoi les technologies nouvelles peuvent participer à améliorer la situation.
Tout d’abord, des innovations peuvent permettre de réduire les quantités de matière première ou d’énergie nécessaires pour produire ou utiliser des biens et services. Par exemple, l’amélioration des moteurs dans l’aviation a permis de réduire leur consommation de carburant par deux depuis les débuts de l’aviation commerciale … encore faut-il que le caractère moins coûteux de l’utilisation des avions ne réduisent pas trop le prix du vol et n’entraîne pas un accroissement de la demande, donc des vols et de la pollution ! C’est ce que l’on appelle l’effet-rebond. Ensuite, il est possible d’utiliser des produits de substitution. C’est ainsi que l’acier et l’aluminium sont peu à peu concurrencés par des matières plastiques, produit non naturel, dans la production des voitures. Par ailleurs, avec ces changements, les voitures sont moins lourdes et consomment moins d’énergie ce qui économise du carburant. De même, l’invention par Michelin d’une gomme pour les pneus qui oppose moins de résistance au roulement réduit la consommation d’essence. Le bâtiment lui aussi innove en développant des produits isolants, en utilisant des matériaux recyclés ou en proposant des maisons produisant leur propre énergie, etc. Autres innovations : l’utilisation bien sûr de source d’énergie renouvelables : panneaux photovoltaïques sur les toits des immeubles mais aussi des centrales solaires photovoltaïque (la plus grande d’Europe se situant dans la région bordelaise). Autre source d’énergie « nouvelle » qui se développe : l’éolien qu’il soit terrestre ou en mer. Bref, il existe de nombreuses solutions techniques pour réduire les coûts environnementaux de la croissance économique.