3. Quelles sont les autres variables permettant de comprendre les différences de comportement culturel ?

3.1. Le lieu d’habitation : les parisiens ont-ils des pratiques culturelles plus importantes ?

Le lieu d'habitation peut avoir de l'importance sur la fréquence des pratiques culturelles. Les enquêtes montrent que les personnes habitant à Paris vont plus fréquemment voir des spectacles que les habitants des petites villes ou de villages. Par exemple, seulement 8 % des habitants des communes rurales sont allés voir un spectacle de danse contre 19 % des habitants de Paris en 2018. II en est globalement de même des pratiques artistiques en amateur : en 2018, 35 % des habitants de communes rurales ont ce type de pratique contre 57 % des habitants de Paris. Les différences de pratiques culturelles, plus fréquentes dans les grandes villes et surtout Paris que dans les petites villes et les villages, ne s’expliquent pas forcément ou uniquement par des goûts différents de ces habitants ruraux (loisirs de plein air par exemple) ou urbains mais sans doute plutôt par une offre culturelle beaucoup moins importante dans les petites villes et les campagnes que dans les grandes agglomérations. En effet, les grandes villes et notamment Paris concentrent un patrimoine culturel très important. C'est à Paris que se trouvent ainsi un des monuments les plus visités (la Tour Eiffel), un des musées les plus connus au monde (Le Louvre), l'Opéra de Paris comme une multitude de théâtres, de lieux de concert, etc.. Bien évidemment, les habitants de Paris ont plus de facilité d'accès à ces lieux culturels contrairement aux habitants des petites villes et villages. C’est donc l’offre culturelle qui est très importante ici.

Le lieu d'habitation peut avoir de l'importance sur la fréquence des pratiques culturelles. Les enquêtes montrent que les personnes habitant à Paris vont plus fréquemment voir des spectacles que les habitants des petites villes ou de villages. Par exemple, seulement 8 % des habitants des communes rurales sont allés voir un spectacle de danse contre 19 % des habitants de Paris en 2018. II en est globalement de même des pratiques artistiques en amateur : en 2018, 35 % des habitants de communes rurales ont ce type de pratique contre 57 % des habitants de Paris.

Les différences de pratiques culturelles, plus fréquentes dans les grandes villes et surtout Paris que dans les petites villes et les villages, ne s’expliquent pas forcément ou uniquement par des goûts différents de ces habitants ruraux (loisirs de plein air par exemple) ou urbains mais sans doute plutôt par une offre culturelle beaucoup moins importante dans les petites villes et les campagnes que dans les grandes agglomérations. En effet, les grandes villes et notamment Paris concentrent un patrimoine culturel très important. C'est à Paris que se trouvent ainsi un des monuments les plus visités (la Tour Eiffel), un des musées les plus connus au monde (Le Louvre), l'Opéra de Paris comme une multitude de théâtres, de lieux de concert, etc.. Bien évidemment, les habitants de Paris ont plus de facilité d'accès à ces lieux culturels contrairement aux habitants des petites villes et villages. C’est donc l’offre culturelle qui est très importante ici.

3.2. Danse pour les filles ? Hard-rock pour les garçons ? Le genre influence-t-il les pratiques culturelles ?

Contrairement à ce que l’on peut croire, les pratiques culturelles des hommes et des femmes ne semblent pas, d’après les différentes enquêtes statistiques, très différentes. Du point de vue des consommations culturelles, les hommes sont légèrement plus nombreux en proportion à écouter quotidiennement de la musique, les femmes vont proportionnellement légèrement plus assister à des spectacles et notamment de variété (17 % contre 13 %), à des représentations théâtrales (23 % contre 19 %) ou à un spectacle de danse (11 % contre 7 %). Pour ce qui concerne les pratiques « amateur », les différences sont là encore peu sensibles : ainsi, toujours en 2018, si 41 % des femmes (contre 37 % des hommes) ont ce type d'activité, cette proportion est à l'inverse de 12 % des hommes pour les pratiques musicales en amateur contre 9 % des femmes. Cependant, des études plus pointues laisseraient voir quelques différences : les sorties en couple peuvent égaliser la mesure des pratiques mais elles peuvent se faire soit à l’initiative des femmes ou à celle des hommes. De plus, le type de musique ou de lecture peut être différent entre les hommes et les femmes. Les hommes et les femmes ont donc à peu près les mêmes pratiques culturelles sauf que, quand même, les femmes lisent plus. Globalement, la proportion de femmes lectrices Le taux de lecture des femmes est de 93 % contre 89 % pour les hommes. Si le profil des grands lecteurs de livres papier reste celui de la femme, diplômée, assez âgée, le profil des lecteurs numériques est lui plus jeune, étudiant, et masculin autant que féminin. Les pratiques d’aujourd’hui, en matière de lecture, restent dépendantes des traditions venues de l’enfance : 20 % des Français dont les parents ne lisaient jamais de livres sont des non lecteurs, comme leurs parents, tandis que 36 % des Français dont les parents lisaient souvent sont aujourd’hui des grands lecteurs…. De plus, le rôle de la mère est sans doute fondamentale dans la petite enfance dans les pratiques culturelles ; en effet, en 2012, 79 % des mères lisaient à leur enfants, à un an, des livres contre 90 % des pères et lorsque cette pratique est fréquente c’est le cas de 44 % des mères contre 24 % des pères. De même l’attrait pour la musique peut être influencé par les mères plus fréquemment que par les pères : 75 % des mères chantent des comptines à leurs enfants contre 43 % des pères. Toutefois, il semble que c’est la classe sociale qui influence aussi les goûts comme le montrent les études de la sociologue Dominique Pasquier et l’exemple suivant concernant la pratique de la danse. L'exemple de Valentine Valentine suit beaucoup d'activités de loisir dans la semaine, qui rappellent celles de ses parents. (…) Tout d'abord, Valentine pratique donc la danse classique comme sa mère, plutôt sous forme d’« éveil », précise celle-ci. Mais elle présente bien l'activité comme de la danse, et non pas de l'éveil corporel. Comme elle n'a pas trouvé pour cette année de cours collectif dans une école à proximité, Valentine suit des cours particuliers, même si sa mère précise que « ce n'était pas notre souhait ». Elle essaiera donc l’année suivante de trouver un cours collectif, moins onéreux également. Néanmoins, Sonia explique que Valentine « adore » la danse. Si c'est elle qui a choisi la danse comme activité, elle explique aussi que Valentine « avait vraiment envie ». De fait, cette dernière va souvent à l'Opéra avec sa mère voir des ballets. Sonia est une grande amatrice de danse, clas­sique et contemporaine, comme nous l’avons dit. Récemment, Valentine a accompagné sa mère à une répétition publique des solistes d'un ballet à l'Opéra Bastille. Dans sa chambre, Valentine a deux grands posters de la scène et de la salle de l’Opéra de Paris, ainsi qu'un troisième montrant les adieux à la scène de la danseuse étoile Aurélie Dupont. Une grande photo de deux jeune danseurs étoiles de l’Opéra est également exposée dans le salon. Il s'agit d'une photo achetée à l'Opéra bien avant la naissance de Valentine auprès d'un des photographes de la compagnie et tirée à très peu d'exemplaires (ils ont le premier tirage). À cette occasion le photographe est venu chez eux. La danse classique occupe ainsi une place importante dans l'uni­vers familial et y est fortement valorisée. Mais Valentine possède aussi des livres sur la danse ou sur des princesses assimilées à des danseuses: « Quand elle était petite, parfois elle prenait un livre, elle avait un livre de danse de, Disney, avec des, des princesses Disney dans différentes postures, et elle le mettait devant elle, et elle essayait de copier la posture. » Bref, la socialisation familiale oriente considérablement le goût de Valentine vers une activité fortement valorisée, surtout pour une petite fille. Lorsque je lui demande si elle aurait proposé à Thomas de faire de la danse, Sonia répond justement : « Ah non, je lui aurais pas proposé. Thomas, en plus, c'est pas un garçon qui se bat du tout, il est, il est plutôt pacifique, il fait partie des trois-quatre bons de la classe, avec que des filles, et il a son groupe de copains garçons, où ils vont être qu'entre garçons, alors que lui il est garçons et filles. […] Moi tant que pour le coup il ne demande pas, je lui proposerai pas, parce que il est déjà euh ... Voilà, ce, enfin, je pense que ça peut être un peu stigmatisant. » On peut ainsi voir à quel point les activités de loisir obéissent au strict respect des normes de genre. Thomas devrait encore moins pratiquer la danse qu'aux yeux de sa mère son identité masculine peut paraître trouble, ou en tout cas pas totalement assurée, du fait de sa position de très bon élève (et à ce titre éloignée des comportements et des jeux associés tradition­nellement aux garçons). Ce qui plaît à Sonia dans la danse, pour Valentine, mais aussi ce qu'elle a aimé en tant que pratiquante, c'est l'apprentissage du maintien, ainsi qu'une forme de conformité et de « rigueur » : « Je trouve que ça muscle ça, hein, et puis c'est un bonne posture, c'est, puis c'est aussi une rigueur. C'est vrai que moi, j'ai été au conservatoire, on était toutes habillées pareil, j'aimais bien ça dans I' Académie américaine de danse. Elles ont toutes le même justaucorps, c'est une certaine rigueur... » D'une certain manière, on retrouve ici des formes d'éducation morale et corporelle appliquées aux jeunes filles et propres aux classes supérieures. Source : Joël Laillier in Bernard Lahire (s.d.), Enfances de classe, De l’inégalité parmi les enfants, Éditions du Seuil, 2019

Contrairement à ce que l’on peut croire, les pratiques culturelles des hommes et des femmes ne semblent pas, d’après les différentes enquêtes statistiques, très différentes. Du point de vue des consommations culturelles, les hommes sont légèrement plus nombreux en proportion à écouter quotidiennement de la musique, les femmes vont proportionnellement légèrement plus assister à des spectacles et notamment de variété (17 % contre 13 %), à des représentations théâtrales (23 % contre 19 %) ou à un spectacle de danse (11 % contre 7 %). Pour ce qui concerne les pratiques « amateur », les différences sont là encore peu sensibles : ainsi, toujours en 2018, si 41 % des femmes (contre 37 % des hommes) ont ce type d'activité, cette proportion est à l'inverse de 12 % des hommes pour les pratiques musicales en amateur contre 9 % des femmes. Cependant, des études plus pointues laisseraient voir quelques différences : les sorties en couple peuvent égaliser la mesure des pratiques mais elles peuvent se faire soit à l’initiative des femmes ou à celle des hommes. De plus, le type de musique ou de lecture peut être différent entre les hommes et les femmes. Les hommes et les femmes ont donc à peu près les mêmes pratiques culturelles sauf que, quand même, les femmes lisent plus.

Globalement, la proportion de femmes lectrices Le taux de lecture des femmes est de 93 % contre 89 % pour les hommes. Si le profil des grands lecteurs de livres papier reste celui de la femme, diplômée, assez âgée, le profil des lecteurs numériques est lui plus jeune, étudiant, et masculin autant que féminin.

Les pratiques d’aujourd’hui, en matière de lecture, restent dépendantes des traditions venues de l’enfance : 20 % des Français dont les parents ne lisaient jamais de livres sont des non lecteurs, comme leurs parents, tandis que 36 % des Français dont les parents lisaient souvent sont aujourd’hui des grands lecteurs…. De plus, le rôle de la mère est sans doute fondamentale dans la petite enfance dans les pratiques culturelles ; en effet, en 2012, 79 % des mères lisaient à leur enfants, à un an, des livres contre 90 % des pères et lorsque cette pratique est fréquente c’est le cas de 44 % des mères contre 24 % des pères. De même l’attrait pour la musique peut être influencé par les mères plus fréquemment que par les pères : 75 % des mères chantent des comptines à leurs enfants contre 43 % des pères. Toutefois, il semble que c’est la classe sociale qui influence aussi les goûts comme le montrent les études de la sociologue Dominique Pasquier et l’exemple suivant concernant la pratique de la danse.

L'exemple de Valentine

Valentine suit beaucoup d'activités de loisir dans la semaine, qui rappellent celles de ses parents. (…)

Tout d'abord, Valentine pratique donc la danse classique comme sa mère, plutôt sous forme d’« éveil », précise celle-ci. Mais elle présente bien l'activité comme de la danse, et non pas de l'éveil corporel. Comme elle n'a pas trouvé pour cette année de cours collectif dans une école à proximité, Valentine suit des cours particuliers, même si sa mère précise que « ce n'était pas notre souhait ». Elle essaiera donc l’année suivante de trouver un cours collectif, moins onéreux également. Néanmoins, Sonia explique que Valentine « adore » la danse. Si c'est elle qui a choisi la danse comme activité, elle explique aussi que Valentine « avait vraiment envie ». De fait, cette dernière va souvent à l'Opéra avec sa mère voir des ballets. Sonia est une grande amatrice de danse, clas­sique et contemporaine, comme nous l’avons dit. Récemment, Valentine a accompagné sa mère à une répétition publique des solistes d'un ballet à l'Opéra Bastille. Dans sa chambre, Valentine a deux grands posters de la scène et de la salle de l’Opéra de Paris, ainsi qu'un troisième montrant les adieux à la scène de la danseuse étoile Aurélie Dupont. Une grande photo de deux jeune danseurs étoiles de l’Opéra est également exposée dans le salon. Il s'agit d'une photo achetée à l'Opéra bien avant la naissance de Valentine auprès d'un des photographes de la compagnie et tirée à très peu d'exemplaires (ils ont le premier tirage). À cette occasion le photographe est venu chez eux.

La danse classique occupe ainsi une place importante dans l'uni­vers familial et y est fortement valorisée. Mais Valentine possède aussi des livres sur la danse ou sur des princesses assimilées à des danseuses: « Quand elle était petite, parfois elle prenait un livre, elle avait un livre de danse de, Disney, avec des, des princesses Disney dans différentes postures, et elle le mettait devant elle, et elle essayait de copier la posture. » Bref, la socialisation familiale oriente considérablement le goût de Valentine vers une activité fortement valorisée, surtout pour une petite fille. Lorsque je lui demande si elle aurait proposé à Thomas de faire de la danse, Sonia répond justement : « Ah non, je lui aurais pas proposé. Thomas, en plus, c'est pas un garçon qui se bat du tout, il est, il est plutôt pacifique, il fait partie des trois-quatre bons de la classe, avec que des filles, et il a son groupe de copains garçons, où ils vont être qu'entre garçons, alors que lui il est garçons et filles. […] Moi tant que pour le coup il ne demande pas, je lui proposerai pas, parce que il est déjà euh ... Voilà, ce, enfin, je pense que ça peut être un peu stigmatisant. » On peut ainsi voir à quel point les activités de loisir obéissent au strict respect des normes de genre. Thomas devrait encore moins pratiquer la danse qu'aux yeux de sa mère son identité masculine peut paraître trouble, ou en tout cas pas totalement assurée, du fait de sa position de très bon élève (et à ce titre éloignée des comportements et des jeux associés tradition­nellement aux garçons). Ce qui plaît à Sonia dans la danse, pour Valentine, mais aussi ce qu'elle a aimé en tant que pratiquante, c'est l'apprentissage du maintien, ainsi qu'une forme de conformité et de « rigueur » : « Je trouve que ça muscle ça, hein, et puis c'est un bonne posture, c'est, puis c'est aussi une rigueur. C'est vrai que moi, j'ai été au conservatoire, on était toutes habillées pareil, j'aimais bien ça dans I' Académie américaine de danse. Elles ont toutes le même justaucorps, c'est une certaine rigueur... » D'une certain manière, on retrouve ici des formes d'éducation morale et corporelle appliquées aux jeunes filles et propres aux classes supérieures.

Source : Joël Laillier in Bernard Lahire (s.d.), Enfances de classe, De l’inégalité parmi les enfants, Éditions du Seuil, 2019

3.3. La question de l’âge et de la génération.

3.3.1. Les données d’enquête classiques montrent des différences selon l’âge.

II existe tout d'abord des différences selon l'âge concernant l'écoute musicale : plus les personnes sont jeunes, plus l'écoute quotidienne de la musique est fréquente parmi les jeunes (en 2018, 88 % des 15-19 ans contre 34 % des plus de 60 ans écoutent quotidiennement de la musique soit une différence de 53 points). Ensuite, phénomène connu, plus on prend de l’âge, plus on lit : 12 livres par an au format papier sont lus en moyenne dans la tranche d’âge 15-44 ans, 21 pour la tranche 45 ans et plus… Le nombre de livres numériques lus passe en deux ans, de 2 à 3.

Par contre, pour les autres types de consommation culturelle, il n'existe pas vraiment de différence nette. Ainsi, les personnes qui en proportion vont le plus souvent au théâtre sont aussi bien les plus jeunes que les plus âgés (et donc moins les âges intermédiaires). Les pratiques en amateur sont très généralement plus fréquentes chez les jeunes que chez les plus âgés, qu'il s'agisse de musique, de théâtre, de dessin, de danse, d'écriture, etc. Toutefois, les jeunes qui répondent à ce type d’enquête appartiennent à une génération particulière : il est donc difficile de distinguer ce qui fait partie d’une classe d’âge ou d’une génération. Par exemple, en ce qui concerne les goûts musicaux, les jeunes des années 1960-1970 appréciaient plus le rock, alors qu’aujourd’hui les musiques les plus appréciées sont plutôt les variétés internationales, le R&B, le hip-hop ou le Rap.

La génération compte aussi donc. En effet, pour une même classe d'âge, on peut constater des différences plus générales de pratique culturelle selon la génération. Par exemple, chez les 15-28 ans, 72 % de ces jeunes de 15 à 28 ans nés entre 1985 et 1994 écoutaient quotidiennement de la musique contre 20 % des 15-28 ans nés entre 1945 et 1954. De manière générale, plus la génération est récente, plus nombreuses (en proportion) sont les personnes qui ont des pratiques culturelles qu'il s'agisse de consommation culturelle ou de pratiques en amateur ... même si ce n'est plus vrai pour les consommations culturelles les plus légitimes comme le fait d'assister à un spectacle de danse ou à un concert de musique classique.

L'interprétation de Philippe Coulangeon

« Mais Philippe Coulangeon octroie une place importante à la stratification temporelle des goûts et des pratiques, qui se manifeste en particulier, dans l’espace de la production comme dans celui de la consommation culturelle, à travers les cycles d’innovation et la succession des avant-gardes. Les productions culturelles sont soumises, comme l’ensemble des produits, à un phénomène de cycle de vie qui s’agrémente de mouvements inverses de banalisation et de réhabilitation culturelle déplaçant périodiquement la frontière qui sépare le domaine de la culture savante de celui de la culture populaire. Cette dynamique temporelle entre de ce fait en composition avec une série de clivages générationnels. Certains domaines culturels qui relèvent de la culture populaire d’une génération peuvent ainsi s’incorporer à la culture savante des générations suivantes. Les exemples abondent de mouvements de ce type. Une grande partie du répertoire de l’opéra italien, qui relève aujourd’hui clairement du domaine de la musique savante, était considéré, dans la première moitié du XIXe siècle, comme partie prenante de la culture populaire (Di Maggio, 1982). De même, dans le monde anglo-saxon, ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que le théâtre de Shakespeare commença de faire l’objet d’une appréciation lettrée (Levine, 1988). On peut aussi considérer que le jazz, quasi absent des radios et télévisions commerciales, est aujourd’hui de facto en France intégré au domaine de la musique savante (Fabiani, 1986), et il n’est pas jusqu’aux grandes voix de la chanson française (Brassens, Brel, Barbara, Ferré), dont certains textes voisinent aujourd’hui avec les poèmes de Mallarmé ou de Villon dans les manuels de l’enseignement secondaire, qui ne fassent l’objet d’une réappropriation de cet ordre. »

3.3.2. L’évolution des pratiques culturelles des jeunes d’une même génération : l’enfance des loisirs.

Une enquête a été menée en France en suivant une cohorte d’enfants entré en CP en 1997 durant six ans, qui avaient 11 ans au début de l’enquête : dans une enquête de ce type, il est donc possible de suivre l’évolution des pratiques culturelles suivant l’âge, pour une même génération et chez les mêmes personnes. Il apparaît que certaines pratiques journalières diminuent en grandissant comme regarder la télévision, lire des livres et des BD, faire du sport ou jouer à des jeux ou tenir un journal intime tandis que d’autres pratiques augmentent : écouter de la musique ou la radio mais aussi utiliser un ordinateur. Au sein de chacune des pratiques culturelles, les centres d’intérêt changent. Ainsi, les livres de série (comme Harry Potter), les histoires comiques, les contes ou les histoires qui font peur (« Chair de poule » par exemple) sont délaissés, plus ou moins bien sûr, au profit de romans d’aventure, policiers, de romans d’amour ou historique. Du côté de l’écoute musicale, les variétés internationales et françaises deviennent moins appréciées avec l’âge au profit du rap, du hip-hop, de la techno, du R’N’B, de la Dance, du rock notamment. On peut faire l’hypothèse d’une influence moins forte des mass média dans le goût des jeunes au fur et à mesure qu’ils grandissent et voient d’un œil plus critique le rôle des grands médias (télé, radio notamment). On voit, par ailleurs, une diversification des goûts des jeunes liée à la découverte de nouveaux univers musicaux : leurs goûts deviennent moins « univores », pour reprendre le vocabulaire précédent.

On voit donc l’âge est une variable importante pour expliquer les changements possibles ou l’élargissement des pratiques culturelles. Mais derrière l’âge, n’oubliez pas la multiplicité des rencontres que peuvent faire les individus qui leur font découvrir de nouveaux espaces culturels : il ne s’agit pas du seul effet du vieillissement biologique !

L'analyse de Dominique Pasquier

Des changements dans le rapport des jeunes générations à la culture ? Pour apporter des réponses à cette question essentielle, Dominique Pasquier, spécialiste des médias, propose une analyse détaillée des pratiques médiatiques des jeunes, incluant celles des nouveaux modes de communication, notamment le téléphone portable et l’internet. Si la sociologie de la famille, de la culture et de l’éducation, s’intéressent encore peu à ces nouveaux médias dans leurs études sur les jeunes, elles offrent à l’auteur des perspectives d’analyse permettant de cadrer le propos. Et ce pour poser une autre question, corollaire de la première –?et tout aussi fondamentale?– : qu’en est-il de la transmission culturelle des parents aux enfants ? Si celle-ci n’est plus automatique dans les milieux aisés, il apparaît que la famille et l’école ont toutes deux perdu de leur capacité à agir comme instances de légitimation culturelle au profit des médias et de la société des pairs. Ainsi, la culture des jeunes n’est-elle pas celle de la classe dominante, mais bien plutôt celle de la culture populaire. La problématique structurant l’ouvrage se dessine, révélant la pression des groupes sur les choix individuels et justifiant le sous-titre : « la tyrannie de la majorité ». La réflexion est nourrie par une enquête minutieuse, tant quantitative que qualitative, réalisée auprès de lycéens originaires de divers milieux sociaux, mais aussi et surtout dans des contextes de mixité sociale différents. S’il n’est pas question de saisir la jeunesse en l’enfermant dans une catégorie d’âge, le choix du lycée est justifié par la plus grande liberté dont disposent ces adolescents vis-à-vis de leurs pratiques de loisirs, cette liberté fonctionnant tel un garant qui permettra de saisir les liens complexes entre les pratiques culturelles et l’organisation des sociabilités.

La première partie explore l’hypothèse d’une crise des transmissions culturelles parents/ enfants, en partant du constat de rupture dressé par la sociologie de la culture dès les années 90. En effet, un véritable phénomène générationnel est apparu, qui révèle que le rapport individualisé à la culture et aux œuvres est mis en cause par la préférence exprimée pour des activités pratiquées en groupe. Autrement dit, c’est la sociabilité amicale qui tient le devant de la scène. Exit donc les parents pour ce qui est de la transmission verticale, hormis dans le lycée qui regroupe des catégories sociales favorisées –voire très favorisées–, évoluant qui plus est dans un contexte où la mixité sociale n’est pas de mise. Les héritiers (Paris, Éd. de Minuit, 1964) de Pierre Bourdieu ont donc vécu et la distinction n’est plus au goût du jour… Ensuite, la nouvelle relation que les jeunes entretiennent avec les médias s’inscrit dans le double mouvement de privatisation et d’individualisation à l’œuvre au sein du foyer, et déjà pointé par la sociologie de la famille. De même, l’arrivée de la culture de masse dès les années 80, si elle n’a pas balayé toutes les hiérarchies culturelles, permet d’éclairer le recul de la culture consacrée. Par exemple, la lecture a perdu de son pouvoir distinctif, en partie parce que le livre est un mauvais support de sociabilité. Bref, « c’est sans doute une caractéristique centrale des cultures juvéniles : elles se nourrissent de dynamiques sociales. Les pratiques ont en point de mire les échanges et les interactions qu’elles permettront avec l’entourage ». En toute logique, la seconde partie « les signes de soi : authenticité et conformisme », s’attache à démontrer comment, sous la pression du groupe, se construit cette culture commune, dictée par une norme qui raisonne tel un leitmotiv : pour être soi, il faut être comme les autres. Ce qui n’est pas sans générer des tensions. Pour le moins, la mise en évidence de cette pression au conformisme exercée par les pairs et favorisant une transmission horizontale au détriment d’une transmission verticale, mérite la plus grande attention des sociologues. Alors, de quoi est faite cette culture commune ? La musique tout d’abord. Elle révèle les phénomènes de stylisation –la musique transformée en véritable style de vie –, et il apparaît bien vite que la culture de la rue –celle qui s’affiche justement?– jouit d’un grand prestige auprès des jeunes : la théorie bourdieusienne d’une société qui regarde vers le haut continue d’être écornée. La télévision ensuite. En reprenant certains éléments d’analyse puisés dans Culture des sentiments. L’expérience télévisuelle des adolescents (Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 1999), l’auteur démontre que les choses sont jouées dès la préadolescence : la télévision n’a plus la cote auprès des jeunes, même si, dans la pratique, ils la regardent toujours. Mais le discours de mise à distance critique devient la règle, surtout chez les garçons, les filles se voyant alors contraintes de garder secrets leurs engouements. Le clivage sexué qui apparaît ici se renforce encore dans le domaine des jeux vidéo : si le jeu reste un marqueur social –il est plus investi à mesure qu’on descend dans l’échelle sociale?–, il est essentiellement pratiqué par les garçons, car il s’est surtout constitué sur la base d’éléments de la culture masculine. Qui plus est, il devient un véritable révélateur des différences sexuées dans l’organisation sociale des passions. Si les garçons sont capables de constituer des réseaux stables, mieux organisés, plus étendus, les filles se replient sur des relations plus intimes, moins nombreuses, mais favorisant la communication interpersonnelle, les sentiments. Bref, l’accès à la culture de masse s’est démocratisé, mais au prix d’une accentuation certaine des clivages sexués. La troisième partie explore les anciens et les nouveaux modes de communication –?le téléphone et l’internet?– pour mettre en évidence le rôle qu’ils jouent dans la régulation de la sociabilité juvénile. Il apparaît que communications à distance et interactions en présence se complètent et tout l’intérêt consiste aujourd’hui à étudier les diverses modalités de passage d’un mode de communication à un autre. En effet, si les jeunes manifestent incontestablement un lien fort avec les nouvelles technologies, ils sont aussi capables d’esprit critique pour toujours distinguer ce que serait la relation « en vrai ». Ainsi l’essor du téléphone portable a-t-il touché tous ces adolescents, il n’empêche que les pratiques sexuées mises en évidence depuis les années 90 dans les études d’usage chez les adultes pointent déjà leur nez : si le téléphone –?à côté de l’échange épistolaire?– permet aux filles de maintenir le lien affectif, il est vécu par les garçons comme une forme dégradée de communication, qui lui préfèrent l’e-mail, support plus propice à l’expression des sentiments mais aussi au temps de la réflexion. Au passage, on peut noter un phénomène nouveau se traduisant par un certain retour de l’écrit via l’internet. L’auteur analyse aussi les autres usages de l’internet communicationnel. Pour ce qui des chats de rencontre avec des inconnus –appelés aussi chats de drague–, leur usage est encore marqué socialement : leur langage obscène, sexuel, favorisant le culte du mensonge, à travers les pseudonymes et les vies que l’on s’invente, n’est pas de mise chez les jeunes des milieux sociaux les plus favorisés. En revanche, il attire et fascine les autres, de par la remise en cause des codes sociaux qu’il peut opérer. De plus, dans cette phase de reconstruction identitaire, il permet de contourner la tyrannie des apparences, dans la découverte de l’autre. Néanmoins, il lassera vite, en raison aussi de la déception engendrée par les éventuelles rencontres. Par opposition, les chats sur listes fonctionnent selon des principes de sociabilité élective –des amis ou des inconnus, mais avec lesquels on partage une passion commune– et rencontrent une forte adhésion chez les lycéens : leur durée de vie sera plus longue, même si leur usage décline aussi après 20 ans. S’ils dénotent la volonté de rester entre soi, ils ont aussi la particularité d’offrir « une nouvelle scène pour la parole en groupe », surtout pour les garçons « comme s’ils trouvaient là un lieu où le dévoilement de soi est possible sans craindre la risée du groupe ». Incontestablement, cette sorte de libération de la parole favorise les échanges entre les sexes, par ailleurs si contraints dans la cour du lycée. Une amorce de changement, Dominique Pasquier a réussi le pari de nous offrir tout autant une analyse fine et détaillée des pratiques médiatiques des jeunes –aussi bien celles des médias traditionnels que celles relatives aux nouvelles technologies–, de l’organisation de leur sociabilité qu’une magistrale vision synthétique de leur univers culturel, tout en enfonçant le clou de la critique actuelle des vérités bourdieusiennes. En revanche, la domination masculine est toujours de mise avec, toutefois, des signes qui pourraient laisser entrevoir une évolution de ce clivage sexué. In fine, les filles sont moins soumises à la pression au conformisme des groupes, et les garçons découvrent une nouvelle forme de parole via l’internet, même si, comme le note l’auteur, cette parole reste fragile.

Dominique PASQUIER, Cultures lycéennes. La tyrannie de la majorité‪ Paris, Éd. Autrement, coll. Mutations, 235, 2005, 184 p.

3.4. Qui sont les « fans » ?

À l’opposé de l’éclectisme, se trouvent des consommateurs d’un groupe musical particulier, d’une série télé particulière ou des admirateurs d’un acteur, d’une actrice, etc., qui semblent d’ailleurs appartenir plus fréquemment aux milieux populaires. Le simple goût se transforme ainsi en une passion qui tend à déterminer une partie importante de l’identité des individus, de ses pratiques culturelles voire de son style de vie. Ainsi, certains individus peuvent vivre entièrement autour de leur passion en matière d’habillement, d’achats (y compris de produits dérivés … ce qui peut correspondre aussi au statut de collectionneur passionné), de suivi de la vie du groupe ou de la personne (la star de cinéma ou le chanteur, etc.), de pratiques en allant voir toutes les pièces, tous les concerts voire en adhérant à un fan club, etc. Ainsi, une façon d’être, de vivre, un style de vie découle cette passion et procure une certaine identité personnelle … même si c’est parfois seulement durant une certaine période de sa vie. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’une passion souvent marquante. De même, en matière de valeurs, certains fans peuvent faire un lien explicite entre les valeurs défendues par le groupe « culte », ici, dans le texte ci-dessous, Les Beatles, et leurs propres valeurs : un certain esprit de rébellion ! Beatles attitudes, analyse de « fans » Lorsqu’elle est ravalée au statut second d’identité partielle, la passion Beatles ne condamne-t-elle pas ceux qu’elle habite à des trajectoires marquées par le renoncement, le désenchantement, sinon même le reniement ? Au total, une fois disparu le temps des expériences adolescentes, rares sont les passionnés qui n’en viennent pas à remettre la passion à sa place, pour en faire une identité parmi d’autres, importante mais non exclusive, une expérience socialisatrice parmi d’autres. C’est l’impression qui se dégage des entretiens avec les plus âgés, dont nous verrons dans les chapitres suivants qu’ils sont aussi les plus disposés à marquer une certaine distance avec leur passion. Les adolescents, en revanche, lycéens ou étudiants, s’efforcent de maintenir intact l’espoir d’une identité Beatles « totale », profitant du climat de tolérance culturelle qui prévaut en général en famille et sur leur lieu de travail. Et cette identité peut fort bien se décliner de la façon la plus typée qui soit : non seulement ces jeunes refusent d’abandonner leur identité Beatles au seuil de l’établissement qu’ils fréquentent, mais ils se réclament d’une posture rebelle qui ne prédispose ni à la discrétion ni à l’invisibilité. Excessives ou sincères, les professions de foi rebelles sont fréquentes dans les entretiens, ainsi chez Thierry (21 ans), étudiant à Science-Po Rennes : « J’ai envie d’essayer au maximum d’être en dehors des normes. Et je trouve que les Beatles incarnent une certaine forme de rébellion, ils étaient porteurs d’une certaine subversion quand même. Ma subversion à moi, ça passe par les idées politiques. Charlie-Hebdo, par exemple, c’est pas académique, comme le Monde diplomatique ou Bourdieu. Et les Beatles, ou Lennon en particulier, c’est tout à fait ça ! Quand il demande pendant un concert à la famille royale d’agiter ses bijoux, ou quand il pose nu sur une pochette, cette insolence, c’est un message à garder. Ou Révolution ». Il suffit cependant souvent de quelques années, celles qui séparent le lycée de la fac, pour que cette posture soit mise en récit sous une forme nostalgique qui donne à voir la brièveté (et la superficialité) des rébellions juvéniles. Les anciens combattants n’ont ici qu’une vingtaine d’années. Sébastien (22 ans) : « Ma rébellion, c’était contre mes parents. Eux, ils avaient connu l’époque des Beatles, mais sans aller du tout dans ce style de vie. Alors ça s’est vu déjà dans mes vêtements, qui les ont peut-être un peu choqués au départ. Ils s’y sont faits. À contrecœur mais ils s’y sont faits. Les cheveux, c’est pareil. Ma façon de penser en revanche, je crois que je suis toujours resté lucide, au niveau politique par exemple. En fait, je m’en fichais un peu. Là où je me suis fait engueuler, par contre, c’est que sous l’influence des Beatles, j’ai eu envie de plonger au plus profond de ma tristesse, du mal-être. C’est vrai aussi que mes parents me prenaient un peu la tête avec le lycée, quand mes résultats ont chuté. Les Beatles, c’est vrai, m’ont fait descendre. Je bossais moins, je passais mon temps à écouter, j’avais envie de voir la vie ailleurs, j’avais envie de vivre de la musique ». De même Alain (25 ans) : « J’ai loupé mon bac la première fois, j’étais un petit branleur. Je ne faisais rien, j’aimais bien foutre la zone. J’aimais bien être celui qui déconne. Avec mon père aussi, il y a eu de gros heurts. L’école, les sorties, ça revenait tout le temps. Un joint de temps en temps… L’Angleterre m’a pas mal aidé là-dedans ». Et son frère Joël (29 ans) : « Pour moi, la rébellion adolescente a beaucoup existé grâce au rock. Des parents conservateurs, une école privée… la société en général. Disons que la bourgeoisie c’était pas mon truc. J’ai été trotskiste, j’ai cru que j’étais maoïste… Disons la contre-culture des années soixante. Do it de Jerry Rubin. Les Beatles en font partie à cent pour cent. On a parlé des enfants de Marx et de Coca-Cola. Alors, on pourrait dire : enfant de Marx et des Beatles ». Chez les plus anciens, le goût Beatles est clairement associé à la rébellion contre l’ordre scolaire et familial : « Le fait d’avoir les cheveux longs, ça allait contre l’ordre établi. Contre l’école. C’étaient des bras de fer avec les profs et avec les parents. Quand je suis arrivé en 69 pour mon premier emploi, à la Banque de Bretagne, la première chose qu’on m’a dite, c’était : monsieur, vous ne pouvez pas travailler comme ça, vous allez d’abord chez le coiffeur ! À l’armée, pareil ! » (Pierre, 47 ans). Source : d’après Christian Le Bart, Les fans des Beatles, sociologie d’une passion, Presses Universitaires de Rennes, 2000.

À l’opposé de l’éclectisme, se trouvent des consommateurs d’un groupe musical particulier, d’une série télé particulière ou des admirateurs d’un acteur, d’une actrice, etc., qui semblent d’ailleurs appartenir plus fréquemment aux milieux populaires. Le simple goût se transforme ainsi en une passion qui tend à déterminer une partie importante de l’identité des individus, de ses pratiques culturelles voire de son style de vie. Ainsi, certains individus peuvent vivre entièrement autour de leur passion en matière d’habillement, d’achats (y compris de produits dérivés … ce qui peut correspondre aussi au statut de collectionneur passionné), de suivi de la vie du groupe ou de la personne (la star de cinéma ou le chanteur, etc.), de pratiques en allant voir toutes les pièces, tous les concerts voire en adhérant à un fan club, etc. Ainsi, une façon d’être, de vivre, un style de vie découle cette passion et procure une certaine identité personnelle … même si c’est parfois seulement durant une certaine période de sa vie. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’une passion souvent marquante. De même, en matière de valeurs, certains fans peuvent faire un lien explicite entre les valeurs défendues par le groupe « culte », ici, dans le texte ci-dessous, Les Beatles, et leurs propres valeurs : un certain esprit de rébellion !

Beatles attitudes, analyse de « fans »

Lorsqu’elle est ravalée au statut second d’identité partielle, la passion Beatles ne condamne-t-elle pas ceux qu’elle habite à des trajectoires marquées par le renoncement, le désenchantement, sinon même le reniement ? Au total, une fois disparu le temps des expériences adolescentes, rares sont les passionnés qui n’en viennent pas à remettre la passion à sa place, pour en faire une identité parmi d’autres, importante mais non exclusive, une expérience socialisatrice parmi d’autres. C’est l’impression qui se dégage des entretiens avec les plus âgés, dont nous verrons dans les chapitres suivants qu’ils sont aussi les plus disposés à marquer une certaine distance avec leur passion. Les adolescents, en revanche, lycéens ou étudiants, s’efforcent de maintenir intact l’espoir d’une identité Beatles « totale », profitant du climat de tolérance culturelle qui prévaut en général en famille et sur leur lieu de travail. Et cette identité peut fort bien se décliner de la façon la plus typée qui soit : non seulement ces jeunes refusent d’abandonner leur identité Beatles au seuil de l’établissement qu’ils fréquentent, mais ils se réclament d’une posture rebelle qui ne prédispose ni à la discrétion ni à l’invisibilité. Excessives ou sincères, les professions de foi rebelles sont fréquentes dans les entretiens, ainsi chez Thierry (21 ans), étudiant à Science-Po Rennes : « J’ai envie d’essayer au maximum d’être en dehors des normes. Et je trouve que les Beatles incarnent une certaine forme de rébellion, ils étaient porteurs d’une certaine subversion quand même. Ma subversion à moi, ça passe par les idées politiques. Charlie-Hebdo, par exemple, c’est pas académique, comme le Monde diplomatique ou Bourdieu. Et les Beatles, ou Lennon en particulier, c’est tout à fait ça ! Quand il demande pendant un concert à la famille royale d’agiter ses bijoux, ou quand il pose nu sur une pochette, cette insolence, c’est un message à garder. Ou Révolution ».

Il suffit cependant souvent de quelques années, celles qui séparent le lycée de la fac, pour que cette posture soit mise en récit sous une forme nostalgique qui donne à voir la brièveté (et la superficialité) des rébellions juvéniles. Les anciens combattants n’ont ici qu’une vingtaine d’années. Sébastien (22 ans) : « Ma rébellion, c’était contre mes parents. Eux, ils avaient connu l’époque des Beatles, mais sans aller du tout dans ce style de vie. Alors ça s’est vu déjà dans mes vêtements, qui les ont peut-être un peu choqués au départ. Ils s’y sont faits. À contrecœur mais ils s’y sont faits. Les cheveux, c’est pareil. Ma façon de penser en revanche, je crois que je suis toujours resté lucide, au niveau politique par exemple. En fait, je m’en fichais un peu. Là où je me suis fait engueuler, par contre, c’est que sous l’influence des Beatles, j’ai eu envie de plonger au plus profond de ma tristesse, du mal-être. C’est vrai aussi que mes parents me prenaient un peu la tête avec le lycée, quand mes résultats ont chuté. Les Beatles, c’est vrai, m’ont fait descendre. Je bossais moins, je passais mon temps à écouter, j’avais envie de voir la vie ailleurs, j’avais envie de vivre de la musique ». De même Alain (25 ans) : « J’ai loupé mon bac la première fois, j’étais un petit branleur. Je ne faisais rien, j’aimais bien foutre la zone. J’aimais bien être celui qui déconne. Avec mon père aussi, il y a eu de gros heurts. L’école, les sorties, ça revenait tout le temps. Un joint de temps en temps… L’Angleterre m’a pas mal aidé là-dedans ». Et son frère Joël (29 ans) : « Pour moi, la rébellion adolescente a beaucoup existé grâce au rock. Des parents conservateurs, une école privée… la société en général. Disons que la bourgeoisie c’était pas mon truc. J’ai été trotskiste, j’ai cru que j’étais maoïste… Disons la contre-culture des années soixante. Do it de Jerry Rubin. Les Beatles en font partie à cent pour cent. On a parlé des enfants de Marx et de Coca-Cola. Alors, on pourrait dire : enfant de Marx et des Beatles ».

Chez les plus anciens, le goût Beatles est clairement associé à la rébellion contre l’ordre scolaire et familial : « Le fait d’avoir les cheveux longs, ça allait contre l’ordre établi. Contre l’école. C’étaient des bras de fer avec les profs et avec les parents. Quand je suis arrivé en 69 pour mon premier emploi, à la Banque de Bretagne, la première chose qu’on m’a dite, c’était : monsieur, vous ne pouvez pas travailler comme ça, vous allez d’abord chez le coiffeur ! À l’armée, pareil ! » (Pierre, 47 ans).

Source : d’après Christian Le Bart, Les fans des Beatles, sociologie d’une passion, Presses Universitaires de Rennes, 2000.