Avant de pouvoir étudier l’ampleur de la mobilité sociale en France, il nous faut connaître la façon dont elle est mesurée, ce qui permettra de comprendre ce qu’elle mesure bien et ce qu’elle ne mesure pas.
Afin de connaître le statut social, c’est-à-dire la catégorie socioprofessionnelle des individus, les statisticiens de l’INSEE réalisent un énorme travail d’enquête (enquêtes FQP = formation qualification professionnelle, et enquêtes emploi). Au cours de ces enquêtes, on interroge les individus sur leur profession et sur celle de leur père. Précisons dès à présent que ces enquêtes, lorsqu’elles sont centrées sur la mobilité sociale, ont pendant longtemps été réalisées auprès des hommes uniquement. Mesurer la mobilité sociale revient donc à comparer la situation sociale des hommes et celle de leurs pères. Cela peut paraître choquant mais c’est seulement dans les dernières enquêtes que l’INSEE étudie aussi la situation des filles par rapport à leur mère. Nous verrons plus loin, lorsque nous étudierons les limites des tables de mobilité (2.3), pourquoi l'INSEE a traité de manière différente les hommes et les femmes.
Ce gros travail d’enquête permet à l’INSEE de construire un tableau à double entrée qui présente les effectifs des fils en fonction de leur propre position sociale (leur groupe socioprofessionnel, leur GSP, en ligne) et de la position sociale de leur père (en colonne).* Ainsi, d’après le tableau ci-dessous, on peut dire qu’en France, en 2014-2015, 175 000 agriculteurs exploitants ont un père qui était lui-même agriculteur exploitant. Ou encore que 208 000 ouvriers étaient fils d’agriculteurs. Et également que 1 239 000 ouvriers étaient fils d’ouvriers.
La dernière ligne du tableau expose donc les effectifs (en milliers) des fils pour chaque catégorie socioprofessionnelle, et la dernière colonne expose les effectifs des pères (par GSP). 6 808 000 est le nombre total d’hommes français à la naissance, actifs occupés ou anciens actifs, âgés de 40 à 59 ans en France en 2014-2015. Insistons sur le fait ce sont les fils qui sont interrogés : les enquêteurs les interrogent sur leur profession et sur celle de leurs pères. Ainsi, vous ne pouvez pas affirmer que 208 000 agriculteurs exploitants avaient un fils ouvrier mais, de manière très rigoureuse, que 208 000 ouvriers qui avaient entre 40 et 59 ans en 2014-2015 avaient un père agriculteur exploitant (de même, les 674 000 de la ligne « pères agriculteurs exploitants » ne signifie pas qu’il y avait 674 000 père agriculteurs exploitants en 2014 mais qu’il avait 674 000 hommes de 40 à 59 ans qui avaient un père agriculteur exploitant.
Pour finir, notons que la diagonale de la table (de en haut à gauche vers en bas à droite) permet de connaître les effectifs des individus immobiles, c’est-à-dire ceux qui n’ont pas changé de position sociale car ils sont restés dans le même GSP que leur père. Ainsi, d’après la table de mobilité brute ci-après, on peut affirmer qu’en France, en 2014-2015, le nombre d’hommes immobiles est de 2 484 000 (car 175 + 199 + 453 + 321 + 97 + 1 239 = 2 484). Cela signifie que 6 808 000 - 2 484 000 = 4 324 000 hommes ont connu une mobilité sociale, autrement dit ont changé de catégorie sociale par rapport à celle de leur père, en France en 2014-2015.
Document : Table de mobilité brute en 2014-2015 (en milliers)
* Attention : la présentation de la table est parfois inversée : on trouve alors les effectifs des fils en fonction de leur propre position sociale en colonne, et en fonction de la position sociale de leur père en ligne.
Source : Merllié D. et al. (2019), Les mutations de la société française. Les grandes questions économiques et sociales II, La Découverte, coll. Repères, p 12
À partir de ces données brutes (les effectifs en milliers : voir table brute du 2.1.1), les statisticiens de l’INSEE construisent ensuite deux autres tables de mobilité : la table de destinée d’une part, et la table de recrutement d’autre part. Ces deux tables présentent des données en pourcentages, qui expriment mieux, de manière plus significative, les informations concernant la mobilité sociale.
Dans la table de destinée (qui répond à la question : « Que deviennent les fils de ? »), les données de la dernière colonne valent 100 %. Ainsi, toutes les données de la table sont transformées en pourcentages qui expriment la proportion de fils issus de chaque GSP (celui de leur père) qui se trouvent dans telle ou telle GSP. Par exemple, pour trouver la proportion de fils d’agriculteurs qui sont eux-mêmes devenus agriculteurs, on fait le calcul suivant : 175 / 674 X 100 = 25 %. (En effet, sur 674 000 fils d’agriculteurs, 175 000 sont devenus eux-mêmes agriculteurs). Cette proportion signifie qu’en France, en 2014-2015, 25 % des fils d’agriculteurs sont devenus agriculteurs à leur tour.
Selon la table de destinée ci-après, on observe également, par exemple, que 22,9 % des fils d’artisans, commerçants et chefs d’entreprises occupent une profession intermédiaire, ou encore que seuls 9,4 % des fils d’ouvriers sont devenus cadres.
Source : INSEE, Enquête FQP 2014-2015
ACCE : Artisans Commerçants Chefs d'Entreprise, CPIS : Cadres et Professions Intellectuelles Supérieures, PI : Professions Intermédiaires.
Dans la table de recrutement (qui répond à la question « D’où viennent les fils appartenant à tel ou tel GSP ? »), les données de la dernière ligne valent 100 %. Ainsi, toutes les données de la table sont transformées en pourcentages qui expriment la proportion d’hommes au sein de chaque GSP qui sont issus de tel ou tel GSP (celle de leur père). Par exemple, pour trouver la proportion d’agriculteurs qui sont fils agriculteurs, on fait le calcul suivant : 175 / 217 X 100 = 81 % (en effet, sur 217 000 agriculteurs, 175 000 avaient un père lui-même agriculteur). Cette proportion signifie qu’en France, en 2014-2015, 81 % des agriculteurs sont fils d’agriculteurs (autrement dit en France, en 2014-2015, 81 % des agriculteurs ont un père qui était lui-même agriculteur).
Selon la table de recrutement ci-après, on observe également, par exemple, que 43,3 % des employés sont fils d’ouvriers, ou encore que seuls 4,3 % des agriculteurs ont un père qui occupe une profession intermédiaire.
Source : INSEE, Enquête FQP 2014-2015
ACCE : Artisans Commerçants Chefs d'Entreprise, CPIS : Cadres et Professions Intellectuelles Supérieures, PI : Professions Intermédiaires.
Les tables de destinée nous renseignent sur ce que deviennent les fils issus d’une catégorie socioprofessionnelle donnée. « Ce qu’ils deviennent » correspond bien à leur « destinée ».
La table de destinée du 2.1.2 se lit ainsi (par exemple) :
On observe que la diagonale de cette table (de en haut à gauche vers en bas à droite) comporte des valeurs élevées, voire les plus élevées. Cette diagonale présente les proportions de fils issus de chacune des différentes GSP qui restent dans la même GSP (que leur père). Cette diagonale témoigne donc de l’existence d’une immobilité sociale en France. Elle révèle la proportion de fils de chaque GSP qui sont immobiles, autrement dit qui ne changent pas de position sociale par rapport à celle de leur père.
On a déjà observé que près de la moitié des fils de cadres et des fils d’ouvriers sont immobiles. C’est également le cas de près du tiers des fils de professions intermédiaires, d’un quart des fils d’agriculteurs et d’un cinquième des fils d’artisans, commerçants et chefs d’entreprise. Ces proportions sont toutes élevées (ou assez élevées) ce qui signifie bien qu’une forte immobilité sociale (ou reproduction sociale) caractérise la structure socioprofessionnelle de la société française y compris pour les fils d’artisans, de commerçants et de chefs d’entreprise : si 20,3 % des fils d’artisans, de commerçants et de chefs d’entreprise sont devenus eux aussi artisans, de commerçants ou chefs d’entreprise alors que c’est le cas de 9,2 % de l’ensemble des fils. Même dans ce cas, il y a un sur-représentation importante des fils d’artisans, de commerçants et de chefs d’entreprise parmi les artisans, de commerçants et chefs d’entreprise.
Les tables de recrutement nous renseignent sur la position sociale des pères des hommes composant une catégorie socioprofessionnelle donnée. Ces tables indiquent dans quel milieu social les individus de tel ou tel groupe socioprofessionnel se recrutent, de quels milieux sociaux ils proviennent. Elles répondent à la question suivante (par exemple) : quelle est l'origine sociale de 100 agriculteurs aujourd'hui (âgés de 40 à 59 ans), autrement dit, que faisaient les pères de ces 100 agriculteurs ?
La table de recrutement du 2.1.3 se lit ainsi (par exemple) :
Là encore, la diagonale répertorie les immobiles, c'est-à-dire ceux qui occupent une position sociale identique à celle de leur père. Les deux dernières données chiffrées citées ci-dessus le confirment. Mais de manière encore plus flagrante, on peut observer qu’en France, en 2014-2015, 81,1 % des agriculteurs sont fils d’agriculteurs, avaient un père agriculteur. Reprenons aussi le cas des artisans, commerçants et chefs d’entreprise : si 28,8 % des artisans, commerçants et chefs d’entreprise avaient un père artisan, commerçant ou chef d’entreprise, c’est le cas de seulement 13,1 % de l’ensemble (des hommes de 40 à 59 ans). Là encore, il existe une sur-représentation des artisans, commerçants et chefs d’entreprise parmi les fils d’artisans, de commerçants et chefs d’entreprise.
La difficulté est bien sûr de ne pas confondre les deux types de tables de mobilité et de les lire comme il faut. Ce n'est pas simple, mais c'est important car ces deux tables ne nous donnent pas les mêmes renseignements. Vous le voyez bien avec l'exemple des agriculteurs : une très grande partie des agriculteurs (plus de 80 %) ont un père qui était lui-même agriculteur mais seulement 25 % des fils d’agriculteurs sont devenus agriculteurs, autrement dit beaucoup de fils d'agriculteurs (75 % car 100 – 25 = 75) ne sont pas devenus eux-mêmes agriculteurs, pour des raisons dont on parlera plus loin.
Les tables de mobilité permettent de mesurer une mobilité intergénérationnelle mais comme tout instrument de mesure, elles comportent des limites que nous allons étudier maintenant.
Concernant le champ des personnes dont la mobilité est mesurée grâce aux tables de mobilité, rappelons que lors des enquêtes à l’origine de la construction de ces tables, des hommes âgés de 40 à 59 ans sont interrogés sur leur profession et celle de leur père.
Remarquons tout d’abord qu’il se peut que certains d'entre eux, les plus jeunes notamment, connaissent un changement de profession entre 40 et 59 ans – même si l'on peut penser à une relative stabilité professionnelle à partir de 40 ans. Cette mobilité tardive n’est alors pas prise en compte lors des enquêtes, si bien qu’elle ne peut pas être mesurée par les tables de mobilité.
Ensuite, il ne s'agit que des hommes. Cela pose un vrai problème étant donné que, depuis le milieu des années 1960 en France, les femmes sont très présentes sur le marché du travail. Aujourd’hui, il est de moins en moins pertinent d’affirmer que c'est le mari ou le conjoint qui détermine seul le statut social de la famille, d’autant qu'il y a de plus en plus de familles monoparentales ou recomposées. Mesurer et étudier seulement la mobilité masculine risque donc d’aboutir à des conclusions erronées ou tronquées. Il est vrai que tenir compte des femmes pose des difficultés car nombre d'entre elles, depuis que les enquêtes de mobilité sociale existent en France avaient des mères inactives. De ce fait, comparer l’activité des femmes de 40 à 59 ans à l’activité de leur mère risque d’entraîner une sur-évaluation de la mobilité de ces femmes. Parfois, pour pallier cette difficulté, on croise la profession de la fille avec la profession du père : mais obtient-on alors une meilleure mesure de la mobilité sociale des femmes ? On peut en douter car on se heurte à la grande divergence de la structure des emplois féminins par rapport à celle des emplois masculins. En effet, une fille de cadre, parce qu’elle est une femme, a statistiquement moins de chance d’être cadre comme son père que son frère. Il y a là un biais qui tend à minimiser la mobilité ascendante des filles.
De plus, l’échantillon regroupe des actifs occupés ou des anciens actifs occupés, classés selon leur précédente activité professionnelle. Les personnes au chômage (actifs inoccupés) n’apparaissent donc pas. Or, ces situations peuvent correspondre à du déclassement et donc modifier l’analyse de la mobilité sociale.
Par ailleurs, le plus souvent, les enquêtes excluent les actifs immigrés du fait de la difficulté qu'il y a à connaître la position sociale du père qui vivait dans une autre société ayant une structure socioprofessionnelle différente de celle des pères des enquêtés ayant un père ayant vécu en France. Si ces problèmes sont réels, ils ne permettent pas totalement de décrire parfaitement la mobilité sociale en France.
Enfin, les tables de mobilité mesurent la mobilité sociale à partir de la seule profession, or les individus définissent leur position sociale à l’aide de critères plus variés (le fait d’être propriétaire ou locataire, la position sociale des frères et sœurs, un divorce ou une séparation, par exemple). La prise en compte de la mobilité subjective, celle ressentie par les individus et étudiée à partir d’enquêtes qualitatives, permet de mettre en évidence un décalage entre mobilité objective, celle mesurée par les tables, et mobilité subjective. Par exemple, à profession inchangée, une séparation conjugale, entraînant la vente du logement peut entraîner un sentiment de déclassement social alors que les tables de mobilité enregistrent une immobilité sociale.
Les tables de mobilité utilisent la nomenclature des PCS pour classer les hommes dans un milieu social particulier. Mais rappelons qu’au sein de chaque GSP le statut de l'emploi occupé (CDI, CDD ou intérim) n'est pas pris en compte. Or, ce statut n’est pas sans effet sur la mobilité sociale. Par exemple, un technicien intérimaire fils de technicien en CDI (faisant partie des professions intermédiaires) expérimente vraisemblablement une démotion sociale (ou un déclassement) du fait de la précarité de son emploi, alors que la lecture de la table le considère comme immobile.
De même, les écarts de prestige entre des professions, ou l’évolution du statut d’une profession au cours du temps, peuvent modifier la perception de la mobilité ou de l’immobilité sociale. En effet, au sein d’un même GSP, les statuts sociaux peuvent être assez différents (prestige, revenu, capital culturel). Un individu qui change de profession tout en restant dans le même GSP apparaîtra comme immobile alors qu’il peut être en ascension ou démotion sociale par rapport à son père. Par exemple, dans le cas d’un fils d’enseignant qui devient médecin : il s’agit de deux professions de la catégorie cadres et professions intellectuelles supérieures (CPIS), mais le milieu d’origine de cet individu (milieu enseignant) est moins prestigieux que la profession qu’il parvient à exercer (médecin).
De plus, le prestige social de certains métiers évolue dans le temps. Ainsi, un fils d’instituteur devenu professeur connaît, d’après les tables, une mobilité ascendante, puisqu’il passe des professions intermédiaires aux cadres et professions intellectuelles supérieures. Mais connaît-il la même ascension en termes de prestige social compte tenu du déclin symbolique du métier d’enseignant ? Dans le même ordre d’idée, le statut d’ouvrier est aujourd’hui moins enviable qu’il ne l’était dans les années 1970. Or, dans les tables, un ouvrier fils d’ouvrier est considéré comme immobile alors que cette « destinée » peut être perçue comme une démotion sociale.
En outre, il est difficile de de caractériser les mobilités de statut, c’est-à-dire entre salariés et indépendants. Ainsi, des individus peuvent apparaître comme mobiles parce qu’ils changent de GSP mais sont en fait immobiles en terme de prestige social : c’est par exemple le cas d’un fils d’agriculteur qui devient chauffeur routier ou ouvrier.
Un autre problème se pose : comme les déplacements ou les changements (les flux de mobilité) au sein d'une même catégorie ne peuvent pas être mesurés par les tables de mobilité, le nombre de catégories distinguées influence nécessairement la mesure de la mobilité ! Ainsi, certains sociologues estiment plus pertinent sociologiquement de regrouper les individus en deux ou trois classes sociales (classes populaires, moyennes, supérieures) plutôt qu’en six GSP : dans ce cas, cela réduit encore plus fortement la mobilité mesurée. En effet, si l’on construit des tables de mobilité avec six catégories (les six GSP), un fils d’ouvrier devenant employé est mobile ; mais si on opte pour trois catégories seulement, il ne l’est pas, car les ouvriers et les employés font partie de la classe populaire. Ainsi, plus il y a de groupes, plus la mobilité sociale est élevée. Donc le nombre de catégorie utilisé dans les tables de mobilité influence très fortement la mesure de la mobilité elle-même.
Enfin, précisons que chaque pays a sa propre nomenclature des professions et de leur regroupement. Il est ainsi difficile de comparer la mobilité sociale entre pays. Pour faire face à ce problème, on regroupe parfois les individus en classes de revenus (les mêmes pour chaque pays) afin de faire des comparaisons internationales de la mobilité sociale.
Malgré toutes ces limites, les tables de mobilité restent l'outil le plus utilisé pour mesurer la mobilité sociale car il n'y en a pas de meilleur, mais il faut garder à l’esprit qu’elles comportent des limites lorsque l’on cherche à les interpréter.