Dans la théorie démocratique, les électeurs sont des individus libres de leurs pensées et de leurs choix politiques. Aucune pression ne devrait empêcher l’expression de leurs préférences personnelles. Les électeurs ne devraient pas voter en cortège comme cela a pu exister autrefois ainsi que le décrit Alexis de Tocqueville lors des premières élections au suffrage universel (masculin) en 1848 : tous les hommes de son village [il était le châtelain du village] allant voter au chef-lieu ensemble, en rang par deux, par ordre alphabétique, Tocqueville en tête du cortège, les villageois finissant par tous (ou presque sans doute) voter pour lui, Tocqueville ! Mais depuis, pour éviter toute pression de la part des voisins, des patrons, des prêtres, des maires ou des préfets, des règles ont été établies et notamment celle du secret du vote qui se passe dans un isoloir (depuis 1913) afin que personne ne puisse savoir pour qui vote chaque électeur et que ce dernier garde sa totale liberté d’exprimer ses opinions politiques. L’isoloir crée une sorte de rituel du vote, organisé en plusieurs étapes. Le vote individuel est strictement codifié par la loi au même titre que le déroulement d’une messe, il suppose un apprentissage comme tout rite de passage : le jour de l’élection, l’électeur va dans le bureau de vote. Il montre sa carte d’identité et sa carte d’électeur. Un scrutateur vérifie son identité. On regarde s’il est bien inscrit sur les listes électorales. Ensuite, il prend les bulletins de vote sur la table. Il entre dans l’isoloir pour faire son choix. Il met un bulletin dans l’enveloppe. Enfin, en sortant de l’isoloir, il dépose l’enveloppe dans une urne. Un scrutateur dit « a voté ». Tout ce cérémoniel est important car il permet de montrer le caractère individuel et libre du vote.
Le vote peut ainsi être considéré comme un choix individuel entre différents candidats qui s’opposent sur des idées, des valeurs, des programmes, etc. Si on prend l’exemple des élections présidentielles de 2017, les choix étaient, au deuxième tour, entre Emmanuel Macron, qui défendait une position pro-européenne, et Marine Le Pen, qui avait une vision plus anti-européenne (pour ne prendre qu’un aspect les opposants). On peut penser que les électeurs ont exprimé sur ce point une certaine opinion politique en votant majoritairement pour Emmanuel Macron. Mais le vote majoritaire a pu aussi et surtout montrer un choix par défaut pour de nombreux électeurs. C’est donc bien l’offre électorale disponible qui détermine le vote…
Quoi qu’il en soit, un choix doit être fait de manière plus ou moins rationnel en évaluant les avantages et inconvénients des propositions de chaque candidat et votant en conséquence pour le candidat pour lequel le calcul place les avantages de son programme au-dessus de ses inconvénients relativement aux autres programmes. On peut aussi juger des réussites passées des personnes ou des partis qui se représentent. Supposons le Président et/ou le gouvernement sortant avait comme objectif de réduire le chômage et d’augmenter le pouvoir d’achat (des objectifs donc strictement économiques). Si cet objectif a été atteint, alors de nombreux électeurs, notamment ceux ayant trouvé du travail ou vu leur pouvoir d’achat augmenter, auront plus tendance à reconduire le Président et la majorité ; ce sera plus fréquemment l’inverse dans le cas opposé. Et cela, quelles que soient les valeurs des uns et des autres.
Très rapidement, il est apparu chez les premiers politistes que le vote était lié à la situation sociale des individus. Par exemple, dans une étude célèbre sur l’Ouest de la France au début de la IIIe République, André Siegfried conclura son étude par la célèbre formule « Le calcaire vote à gauche et le granit vote à droite », sachant que le granit et le calcaire correspondent à des territoires peuplés de manière différente : le sol calcaire supportait une faible dispersion de la population, donc de fréquentes relations sociales, avec des paysans ayant de petites propriétés (donc un patrimoine faible), cette population étant aussi très peu cléricale. Les habitants de ces territoires calcaires défendaient donc la République laïque respectueuse de la petite propriété : le vote était à « gauche ». C’était l’inverse pour les régions de granit dont la population était très dispersée, sur des territoires découpés en grandes propriétés (avec un fort patrimoine) sur lesquelles le respect des traditions, de la grande propriété et de la hiérarchie était la norme : le vote à « droite » dominait.
Désormais, ce sont les variables lourdes (âge, sexe, milieu socioprofessionnel, patrimoine, religion) que l’on met en évidence pour expliquer certaines régularités de vote dans la population. Prenons le cas des élections présidentiels de 2012, plus facile à interpréter que l’élection de 2017, car opposant classiquement un candidat de gauche et un candidat de droite.
F. Hollande | N. Sarkozy | |
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Ensemble | 51,6 | 48,4 |
Profession de l’électeur (CSP) | ||
Artisans, commerçant et chef d’entreprise | 30 | 70 |
Profession libérale, cadre | 52 | 48 |
Profession intermédiaire | 60 | 40 |
Employé | 56 | 44 |
Ouvrier | 58 | 42 |
Statut | ||
Salarié du privé | 52 | 48 |
Salarié du public | 65 | 35 |
Indépendant | 39 | 61 |
Chômeurs | 62 | 38 |
Religion | ||
Catholique pratiquant régulier | 24 | 76 |
Catholique pratiquant occasionnel | 38 | 62 |
Catholique non pratiquant | 46 | 54 |
Autre religion | 63 | 37 |
Sans religion | 68 | 32 |
Source : d’après sondage IPSOS, mai 2012
Lors de ces élections, le candidat de la gauche, François Hollande, avait gagné face au candidat de droite, Nicolas Sarkozy. Il apparaît que le vote de gauche est lié au milieu socioprofessionnel avec une surreprésentation des salariés surtout du secteur public, provenant aussi des catégories populaires et moyennes mais d’autres catégories ayant un plus haut niveau de formation. Le vote de droite provient plutôt les catégories d’indépendants (artisans, commerçants, etc.) et des catholiques pratiquants.
Concernant l’âge et le sexe qui n’apparaissent pas dans le tableau, précisons que jusqu’à récemment les personnes les plus âgées et les femmes avaient un vote plutôt conservateur. Mais attention, sans doute que ces tendances s’expliquaient par la situation d’alors des femmes sur le marché du travail (en retrait) et par leur plus grande adhésion au catholicisme. Pour les personnes âgées, ce qui peut jouer, plus que l’âge proprement dit, c’est leur patrimoine plus élevé qui les pousse à voter plutôt à droite, et aussi qu’elles appartiennent à des générations plus croyantes. Il faut donc se méfier des corrélations que l’on peut déceler dans les enquêtes statistiques lors de certaines enquêtes et ne pas déduire de ces moyennes des comportements individuels absolument constants dans le temps.
Prenez-garde aussi à ne pas déduire des comportements moyens qui sont des tendances ou des probabilités, des comportements individuels : tous les catholiques ne votent pas à droite, de même que tous les ouvriers ne votent pas pour la gauche !
Mais ce lien entre milieu social et vote peut être précisé mais aussi nuancé ; c’est ce que font les politistes défendant le « paradigme de Michigan » (politistes américains des années 1950-60). Ce modèle insiste sur l’identification partisane, c‘est-à-dire que les électeurs montreraient un attachement affectif fort à l’un des deux grands partis (républicains et démocrates aux États-Unis), attachement qui serait stable dans le temps (pouvant même se reproduire selon les générations) et qui pourrait expliquer les grandes tendances des votes. L’identification partisane s’explique par le rôle déterminant joué par la famille et l’environnement social : la socialisation primaire contribue à la formation durable d’attitudes politiques de même que la socialisation secondaire, par la situation sociale de l’électeur lui-même, renforcerait cette identification à un parti ou à une tendance politique. On peut résumer cette analyse par la première partie du schéma suivant :
Patrick Lehingue, Le vote, Ed La Découverte, 2011
On peut voir aussi que cette analyse nuance la précédente d’abord en prenant en compte la situation sociale des parents qui peut être différente de l’électeur. Surtout, cette analyse montrerait que le vote des personnes dépendrait aussi des enjeux de l’élection et de leur évaluation par les électeurs qui peuvent modifier le vote qui résulterait simplement de la position familiale et sociale de l’électeur.