2. La société oscille désormais entre un essor de nouvelles formes de sociabilité et des ruptures de liens sociaux.

2.1. Les individus sont plus fréquemment soumis à l’affaiblissement ou à la rupture des liens sociaux.

2.1.1. Différents facteurs affaiblissent les liens sociaux aujourd’hui.

Des ruptures de liens sociaux semblent cependant se développer en parallèle de l’individualisation des sociétés. Ces ruptures s’expliquent par des facteurs tant économiques que sociologiques. Coté économique, l’existence d’un chômage massif et l’instabilité de certains emplois ne permettent pas d’observer le mécanisme de solidarité organique que présentait E. Durkheim. Pour de nombreux actifs, le rapport à l’emploi entraine de la précarité économique, c’est-à-dire une situation sociale marquée par une incertitude concernant la capacité à assurer des conditions de vie acceptables, en termes de revenus, d’accès au logement, de mode de vie,... Or l’intégration sociale se fait aussi bien souvent parce que l’on a la capacité à consommer la même chose que la majorité de la population. Il faut aussi penser que certaines formes d’emplois ne génèrent pas beaucoup de liens sociaux, parce qu’il y a une faible reconnaissance sociale de ses emplois, qu’il y a une faible valorisation de soi dans ces activités, ou parce que l’activité professionnelle est très individuelle. Cela peut concerner des emplois qui se sont récemment développés comme la livraison de repas à domicile dans les grandes villes, ou des situations d’emplois où les liens physiques s’estompent comme le télétravail qui peut accentuer l’isolement des personnes.

Coté sociologique, certaines instances d’intégration comme la famille ont connu de vastes évolutions avec le processus d’individualisation : les ruptures familiales sont désormais plus fréquentes. Ces ruptures sont aussi associées au développement des familles mono parentales ou recomposées qui fragilisent parfois le rôle de refuge de la famille. L’isolement social peut se renforcer, la précarité économique peut se développer au sein de certaines familles. En parallèle, d’autres formes de ruptures sociales par exclusion se sont développées dans les sociétés contemporaines. C’est le cas de certaines formes de ségrégations, c’est-à-dire de séparations subies de certains groupes sociaux du reste de la population. Cela a pu concerner des individus stigmatisés par des différences de religions ou de groupes ethniques comme vous avez sans doute dû le voir en histoire. Désormais ce sont surtout les ségrégations spatiales qui entrainent des formes d’exclusions sociales (qui peuvent être liées en partie à des stigmatisations religieuse ou ethnique). Le sentiment de mise à l’écart parce que l’on habite certains quartiers périurbains ou que l’on est éloigné des grands centres urbains peut en effet se traduire par un affaiblissement des liens sociaux et des difficultés d’insertion dans un emploi durable.

2.1.2. Dans certains cas, il peut même y avoir des phénomènes de disqualification ou de désaffiliation sociale marquant une rupture des liens sociaux.

La fragilisation liens sociaux et les difficultés économiques liées à la précarité peuvent malheureusement se cumuler. Ce cumul a notamment été analysé par deux sociologues, qui ont développé les notions de désaffiliation et de disqualification sociale.

Le processus de désaffiliation sociale est développé par R. Castel. Selon lui, un individu fragilisé par l’effritement de certains liens, en particulier lorsqu’il n’est pas, peu ou mal inséré dans la division du travail, peut être soumis une rupture progressive de ses réseaux de sociabilité : familiaux, amicaux, son lien de citoyen (désintérêt porté à la vie politique, abstention, etc.)… La faiblesse de l’intégration économique, du fait du chômage et de la précarité des emplois, se combine alors avec une vulnérabilité sociale (divorce ou séparation, isolement amical). Le chemin peut être aussi dans l’autre sens : une faiblesse ou une rupture dans la sphère sociale peut entrainer des difficultés dans la sphère économique : une rupture conjugale peut, par exemple, entraîner une dévalorisation de soi, un repli sur soi pouvant rendre plus difficile l’implication professionnelle ou l’insertion professionnelle. La désaffiliation apparait donc lorsqu’il y a à la fois précarité économique et faiblesse des liens sociaux.

La notion de disqualification sociale développée par S. Paugam est légèrement différente. La disqualification se définit comme le processus d’affaiblissement ou de rupture des liens sociaux par la perte de la protection apportée par les autres, et la perte de la reconnaissance sociale. Ce processus peut se traduire par une détérioration de sa propre image sociale et son intériorisation progressive. C’est ce que vivent certaines personnes en situation de rupture d’abord économique (précarité, chômage et pauvreté) et représenté comme « assisté » par le reste de la société. Ces personnes subissent alors la marginalité et la stigmatisation sociale. Ce processus de disqualification amène alors celui qui en est victime à une posture de repli sur soi et d'isolement social. Les pouvoirs publics, avec les dispositifs de protection sociale et de prise en charge de l'exclusion, ont le plus grand mal à lutter contre cette disqualification.

2.2. De nouvelles formes de sociabilités numériques contribuant au lien social apparaissent cependant.

2.2.1. Les nouvelles formes de sociabilités numériques s’appuient sur la construction de réseaux sociaux.

Le monde dans lequel vous baignez est aussi celui des réseaux sociaux. Pour vous, cela signifie les outils numériques permettant de communiquer avec une communauté que vous avez choisie, via votre smartphone principalement. Pour les sociologues, la notion de réseau social est un peu plus large : elle représente une somme de relations interindividuelles choisies, que l’on peut représenter visuellement comme une somme de flèches qui pointent vers des points représentants les individus avec qui vous entretenez des relations. Eux-mêmes entretiennent des relations avec des personnes que vous ne connaissez pas : vous avez donc des relations nombreuses et directes avec quelques personnes et des relations indirectes avec d’autres individus que vous connaissez moins voire pas du tout. Souvent, on distingue des zones de « liens forts » dans des « cliques » et des zones de « liens faibles » qui font des ponts entre plusieurs cliques.

Liens forts et liens faibles

Cela correspond bien à votre manière d’utiliser les réseaux sociaux numériques : vous avez en général plusieurs applications permettant de vous lier et de communiquer avec d’autres personnes, parfois de manière assez étanche. Vos parents ne sont pas dans le même réseau social numérique que les personnes avec qui vous jouez en ligne, ou avec la communauté qui se retrouve pour parler musique. Mais tous ces liens développent finalement une nouvelle sociabilité numérique formelle ou informelle, qui contribue fortement au lien social aujourd’hui. Il est fréquent de converser en ligne, d’y faire de nouvelles rencontres, de partager des images ou des vidéos. Et cette sociabilité numérique est aussi une manière de faire vivre sa sociabilité « réelle », puisque les interactions physiques et les interactions virtuelles se complètent bien souvent.

2.2.2. Les liens sociaux qui émergent sont tout à la fois affinitaires et utilitaires.

Ces nouvelles sociabilités numériques développent aussi de nouvelles formes de lien social, avec deux tendances remarquables, l’une portant sur des affinités choisies, l’autre portant sur un usage stratégique ou utilitariste des réseaux numériques. L’essor des réseaux sociaux numérique modifie en effet la nature des liens --virtuels-, mais surtout la taille des groupes -potentiellement immense-, ce qui favorise de nouveaux regroupements affinitaires. Les réseaux numériques offrent la possibilité de trouver des groupes sociaux qui correspondent à des choix de vie, en fonction des préférences politiques, des pratiques de loisirs, des influences musicales, etc. Ces réseaux modifient aussi la représentation de soi, que l’on peut finalement choisir, puisque l’on peut aussi se construire des identités virtuelles particulières, voire des avatars (regardez les jeux en réseau en ligne de votre enfance).

Les réseaux ont aussi des fonctions plus utilitaristes, les liens sociaux numériques sont alors plus explicitement utilisés pour un avantage personnel qu’ils pourront apporter. C’est particulièrement le cas en matière de recherche d’emploi : les sociologues savent depuis longtemps que, pour trouver un emploi, des relations distendues, lointaines, peu empreintes d’affectivité, c’est-à-dire des liens qualifiés de faibles, s’avèrent souvent plus efficaces que des liens forts comme ceux qui soudent les membres d’une famille. C’est une vieille connaissance qui donne une information sur un emploi qui se libère, c’est par le réseau des anciens élèves que l’on peut entrer en relation avec un employeur potentiel… On évoque souvent alors dans ce cas « la force des liens faibles ». Cette force est largement décuplée aujourd’hui grâce aux réseaux sociaux numériques, et certaines applications ou réseaux n’ont comme seule fonction de que de faire du « réseautage » pour obtenir des informations sur des opportunités de carrières, que l’on n’aurait pas avec son seul réseau familial ou amical. C’est ce mélange entre pratiques affinitaires, ludiques, et plus utilitaires qui fait sans doute la particularité des réseaux sociaux numériques.