L’idéal d’un marché parfaitement concurrentiel est bien difficile à observer dans la réalité, comme nous l’avons déjà vu au chapitre 2 : les situations d’oligopoles ou de monopoles génèrent des marchés imparfaitement concurrentiels, qui nécessitent une régulation particulière des autorités. Il faut aussi désormais tenir compte des défaillances de marché, qui peuvent remettre en cause l’équilibre Offre/Demande attendu. La notion de défaillance est cependant différente de celle que nous avons définie pour les marchés imparfaits : il s’agit d’une situation dans laquelle le résultat de la régulation par le marché est inadéquat ou impossible, c’est-à-dire que l’on est incapable d’atteindre la situation optimale d’équilibre. Pour autant, il est possible que les conditions de la concurrence que vous avez vues au 1er chapitre soient toujours respectées. Deux grandes formes de défaillances peuvent être répertoriées : celles liées à des problèmes d’allocation des ressources, avec par exemple une surconsommation de certaines ressources mal évaluées ou sans coûts pour l’utilisateur (c’est alors la plupart du temps les quantités qui sont impactées) ; celles liées à des stratégies des agents qui utilisent une information qu’ils sont les seuls à connaitre sur un marché (dans ce cas, c’est généralement le prix qui est modifié).
La plupart du temps, les agents économiques raisonnent en tenants compte d’abord des dépenses privées qu’ils doivent supporter : les producteurs cherchent le profit le plus élevé possible, en fonction de leurs coûts de production, les consommateurs dépensent selon leur budget et le bien-être ressenti en consommant. Cette logique vous semble parfaitement acceptable voire rationnelle. C’est oublier qu’il peut exister des conséquences non prises en compte par nos consommateurs ou producteurs lorsqu’ils agissent ainsi ! Il peut en effet exister des externalitéspositives ou négatives pour toutes les activités économiques.
Les économistes désignent par « externalité » ou « effet externe » le fait que l'activité de production ou de consommation d'un agent affecte le bien-être ou l’activité d'un autre sans qu'aucun des deux ne reçoive ou ne paie une compensation pour cet effet. L’externalité peut aussi concerner la collectivité : les conséquences de la production ou de la consommation peuvent affecter non pas un agent ou un groupe d’agents, mais la société toute entière. Une externalité présente finalement deux traits caractéristiques. D'une part, elle concerne un effet secondaire, une retombée extérieure d'une activité principale de production ou de consommation. Une externalité est donc une conséquence inattendue ou non souhaitée d’une activité économique. D'autre part, l'interaction entre l'émetteur et le récepteur de cet effet ne s'accompagne d'aucune contrepartie marchande. L’externalité n’engendre a priori pas de transaction pécuniaire : le marché ne la sanctionne ni positivement ni négativement de manière spontanée. Ainsi, lorsqu’un apiculteur décide d’installer ses ruches à proximité d’un champ de colza en fleurs, il souhaite simplement obtenir une production de miel, dont la valeur marchande correspond à son travail. Il n’envisage pas que la pollinisation du champ faite par ses abeilles augmente la production de graines de colza de l’agriculteur et ne demande pas à celui-ci une compensation financière pour service rendu. L’agriculteur, quant à lui, n’imagine pas que les fleurs de son champ sont une partie du succès commercial de notre apiculteur : il ne demande pas un droit d’utilisation de son champ par les abeilles !
Une externalité peut être positive ou négative selon que sa conséquence sur le bien-être ou l’activité économique est favorable ou défavorable. Les externalités positives désignent donc les situations où un acteur est favorisé par l’action de tiers sans qu’il n’ait à payer. C’est une situation assez fréquente en économie : la vaccination faite par un médecin contre des maladies contagieuses permet aux entreprises de son secteur géographique de subir moins d’arrêts maladie, et donc de produire plus ; les aménagements urbains faits par une municipalité peuvent augmenter la valeur des logements des propriétaires privés de la ville, une augmentation du nombre d’utilisateurs d’un réseau rend plus intéressant son utilisation par d’autres (ainsi en est-il par exemple de votre téléphone portable et des réseaux sociaux que vous utilisez : plus nombreux sont les correspondants accessibles car équipés en téléphone et applications, plus l’abonnement devient intéressant pour vous – et plus les fournisseurs pourront vous vendre des forfaits -)… Les externalités négatives sont tout aussi fréquentes : l’un des premiers exemples historiques est celui de la locomotive à vapeur (qui se développe au XIXème siècle favorisant le transport des voyageurs et des marchandises) qui déclenche sur son passage des incendies, détruisant les récoltes ou les forêts du fait du rejet de cendres de charbon encore incandescentes. Le préjudice économique des incendies résulte alors du développement des lignes de chemins de fer. Aujourd’hui, la locomotive à charbon a bien souvent été remplacée par l’automobile : l’externalité négative est désormais celle issue des accidents causés par des voitures ou des bouchons ! Les automobilistes, en utilisant le bien qu’ils ont acheté, créent la congestion du trafic, les retards, la surconsommation d’essence, pour tous les autres utilisateurs de la route…
Les défaillances de marché sont particulièrement mises en évidence lorsqu’une pollution environnementale crée une externalité négative.
Lorsqu’une usine pollue son environnement en rejetant des déchets issus de sa production, elle inflige d’abord une nuisance aux habitants situés à proximité. Cette pollution n’est pas exclusivement liée à des rejets toxiques, elle peut aussi être visuelle ou sonore par exemple. Cette pollution va affecter le bien être des habitants, mais aussi leur engendrer des coûts au départ non prévus : certains vont devoir se protéger des nuisances en équipant leur logement de barrières contre le bruit, d’autres peuvent avoir à supporter des dépenses de santé importantes en cas de problèmes respiratoires, etc. De même le prix des habitations les plus proches de la pollution peut drastiquement baisser. Toutes ces conséquences économiques constituent le coût social de la pollution, celui que le producteur de la pollution fait supporter aux autres agents économiques. Par ailleurs, cette pollution va modifier les équilibres naturels ce qui, de manière indirecte dans ce cas, peut affecter le bien-être de certains agents, mais surtout peut se traduire par des dommages environnementaux irrémédiables ! La pollution peut détruire finalement l’environnement et remettre en cause notre développement durable. Parmi l’ensemble des coûts sociaux, il faut donc tenir compte du coût environnemental de la pollution, bien qu’il soit très difficile à mesurer précisément.
Toutes les externalités liées à la pollution vont alors fausser le jeu du marché, qui donne un prix de production des biens et services sans tenir compte de ces différents coûts. Mais mesurer cette défaillance du marché est généralement bien difficile : comment déterminer l’effet économique des impacts environnementaux, sanitaires, et sociaux ? Comment intégrer les modifications des valeurs économiques annexes (le prix de l’immobilier, le prix des matières premières agricoles touchées par la pollution, etc.) ? Dans le cas d’une pollution de l’air, on peut ainsi lister, de manière non exhaustive, plusieurs types de coûts :
Certains coûts sont assez facilement mesurables, comme ceux correspondant aux dépenses de prévention, mais pour la majorité des coûts présentés, il sera difficile d’en déterminer une valeur monétaire (comment mesurer la valeur de la destruction de la biodiversité ?). Pour autant, on l’observe bien, une externalité négative fait que les principes mêmes du marché sont défaillants : le prix d’équilibre est trop éloigné de ce que devrait être sa vraie valeur économique, si on intégrait tous les coûts induits par sa production.
Face à cette défaillance de marché, une régulation s’impose : les pouvoirs publics peuvent intervenir pour limiter les effets externes négatifs ou au contraire favoriser les externalités positives. Il faut alors réussir à internaliser les effets externes, comme le disent les économistes. Un mécanisme de correction du marché doit modifier le coût de production de l’émetteur, par exemple de la pollution pour lui faire prendre conscience des effets de son activité. Pour cela, les instruments à la disposition des pouvoirs publics peuvent alors être classés en trois catégories, consistant en général à faire appliquer le principe pollueur-payeur.
La réglementation est la solution la plus fréquente : elle consiste à interdire ou au contraire à rendre obligatoire certains comportements à l'origine des externalités. L’édiction de normes d'émission polluante maximum pour les véhicules, la circulation interdite ou alternée les jours de forte pollution en sont des exemples évidents. Ce type d'instrument, s'il n'est pas accompagné de mesures économiques, revient dans le cas d'externalités négatives, à faire peser la charge sur l'émetteur finale de la pollution.
Les incitations économiques sont aussi utilisées et préconisées par de nombreux économistes elles prennent le plus souvent la forme de taxes ou de subventions, sur les activités génératrices d'externalités. Le taux de taxe ou de subvention doit être idéalement fixé de manière à représenter le coût ou l'avantage associé à l'externalité. Les écotaxes, dont le montant dû dépend des quantités de polluants émis, ont ainsi pour objectif d'impliquer le pollueur en lui faisant supporter le coût social de la pollution. Elles portent généralement sur le producteur et l’émetteur final de la pollution (qui est le consommateur).
La création de marchés est plus anecdotique, mais privilégié par certains libéraux : cela consiste à attribuer des droits de propriétés sur une ressource naturelle ou sur une pollution. Le propriétaire est alors incité soit à préserver sa ressource, soit à limiter son droit à pollution, de manière à pouvoir le revendre. Cela touche donc prioritairement le producteur de l’émission. C’est le cas des marchés de quotas d’émission carbone en vigueur en Europe par exemple.
En économie, les biens et services disponibles se décomposent en fonction de deux caractéristiques, liés à leur usage et à la manière de se les approprier. Le critère de rivalité est lié à l’usage et à la consommation des biens : un bien rival ne peut être consommé simultanément que par un seul utilisateur. Le critère d’exclusion est lié à l’appropriation et à la capacité à réserver le bien aux seuls acheteurs : un bien exclusif ou excluable n’appartient qu’à celui qui l’a payé, et qui pourra donc se réserver son utilisation. Le marché permet généralement d’échanger de manière satisfaisante les biens à la fois rivaux et exclusifs. Pour autant, ceux-ci ne sont qu’une partie des biens disponibles ! Lorsque l’un des deux critères n’est pas respecté, le marché peut devenir défaillant, comme nous allons le voir pour les biens et services collectifs et les biens communs.
Les biens et services collectifs ont la caractéristique d’être à la fois non rivaux et non exclusifs (ou non excluables) : la consommation d’un agent n’empêche pas celle des autres et il est impossible d’en empêcher l’accès par un système de prix. Dans cette situation, le marché devient inefficace : les entreprises privées n’ont aucun intérêt à produire, car elles ne peuvent faire payer le bien ou le service, qui reste par ailleurs disponible pour une consommation mutualisée ou collective.
Prenons le cas d’un éclairage des voies publiques : ce service est mutualisé, puisqu’il n’est pas possible de réserver la lumière diffusée à un utilisateur particulier qui cacherait toute la clarté aux autres, et il est difficile d’envisager un éclairage payant, car qui voudrait bien payer pour que d’autres en profitent gratuitement ? Dans ce cas, le recours au marché n’est pas possible : il y aurait un risque trop important de comportement de passager clandestin : l’utilisateur qui ne paierait pas profiterait du service … financé par celui qui paierait. Vous n’avez donc jamais vu de lampadaire équipé d’un système de paiement pour pouvoir fonctionner… Bien évidemment, les biens et services collectifs ne se limitent pas à notre éclairage public : on peut penser aux services publics d’éducation ou de défense nationale, aux routes, aux bancs des jardins publics, etc.
Ces biens et services collectifs seront donc généralement fournis sans contrepartie monétaire directe, grâce à l’intervention des pouvoirs publics. La mise à disposition de ces biens collectifs peut alors se faire de différentes façons. Dans certains cas, et c’est bien sûr le plus fréquent, il y aura une gestion directe par un monopole public ou par unservice public qui offrira à tous la même prestation. L’école publique en est un bon exemple (par contre, dans le cas du site webclass que vous regardez, c’est une association d’enseignants qui vous propose le cours, sans aucune contrepartie !). Les pouvoirs publics peuvent tout aussi bien choisir de confier à une entreprise privée la fourniture d’un bien ou d’un service collectif, entreprise qui aura un cahier des charges à suivre et qui sera rémunérée par la collectivité publique. C’est le cas du service d’enlèvement des ordures ménagères dans la majorité des communes par exemple. Enfin, la délégation de service public est une dernière solution : une entreprise privée est chargée par l’Etat d’assurer un service public, et elle fait payer directement une partie ou la totalité de son service aux usagers, comme dans le cas de l’adduction d’eaux potables dans certaines villes en France. Bien évidemment, l’absence de contrepartie directe financière des utilisateurs ne signifie pas que le bien ou le service collectif sont totalement gratuit : les pouvoirs publics vont le financer par des impôts ou des taxes…
La situation des biens communs est toute différente et il ne faut pas confondre biens communs et biens collectif. Dans le cas des biens communs, il y a à la fois rivalité,contrairement aux biens collectifs, et non exclusion : s’il n’y a pas de mécanismes de prix permettant l’appropriation, c’est parce que le bien commun n’est la propriété de personne : il ne peut y avoir de transfert de droit de propriété. Pour autant, la consommation faite par les uns ne laisse plus le bien disponible pour les autres. On peut donner comme exemple historique de biens communs celui des pâturages communaux qui existaient encore en France dans de nombreuses communes d’Auvergne au début du XXème siècle. Tous les éleveurs, et notamment les plus pauvres, possédants le moins de terre, pouvaient laisser paître leurs animaux sur ces terrains communaux (c’est le critère de non exclusion). Mais l’herbe mangé par leur troupeau ne pouvait plus être mangée par un autre (c’est le critère de rivalité). Vous imaginez la suite : une forme de compétition pouvait donc exister entre les éleveurs pour être le premier à utiliser le terrain communal et ainsi avoir le plus d’herbe pour ses animaux... avec le risque de consommer toute la ressource !
Cette surexploitation est le principal risque pour les biens communs, et est à l’origine de la défaillance de marché : une absence de régulation par le marché et son système de prix engendre un risque de surconsommation ou d’appropriation : il n’y a pas de prix pour limiter la consommation de la ressource. La rationalité individuelle incite en effet les individus qui se partagent le bien commun à le surexploiter pour en retirer l’utilité la plus importante, avant que d’autres n’aient eu le temps de faire de même. En cherchant à maximiser son utilité, chacun contribue donc à épuiser rapidement la ressource. On parle même dans certains cas de véritable tragédie des biens communs, qui seraient inexorablement détruits par la surconsommation. On peut appliquer cette logique à l’eau surexploitée pour l’irrigation des terres agricoles dans le monde. Vous connaissez sans doute l’exemple de l’assèchement de la mer d’Aral, autrefois quatrième lac du monde qui a perdu 50 % de sa surface depuis 1960, 14 mètres de profondeur et 60 % de son volume sous l’effet de l’irrigation, mais vous devez aussi savoir qu’en France, de nombreux cours d’eaux secondaires disparaissent chaque année sous l’effet des captations d’eaux pour l’arrosage des terres agricoles. Il en est de même des stocks de poissons qui baissent et sont sur-pêchés à des seuils qui ne permet plus le renouvellement des espèces.
Les pouvoirs publics disposent heureusement de plusieurs moyens d’actions pour limiter cette surexploitation : ils suppléent donc à l’inefficacité du marché. Parmi les différents outils possibles, on peut repérer trois logiques. La première consiste à s’appuyer sur la volonté de s’auto-organiser, dans une logique d’économie solidaire, pour « gouverner en commun les biens communs ». Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie en 2009, a ainsi montré qu’il était possible de conclure des accords volontaires contraignants pour partager une ressource comme l’eau aux Etats Unis en Arizona, avec la coopération des différents utilisateurs locaux, sous l’égide d’agences publiques. La seconde logique s’appuie sur la règlementation et l’obligation légale de respecter des seuils d’usage : en France, des quotas de pêche régulent par exemple l’exploitation des coquilles Saint-Jacques en Bretagne, avec des volumes à ne pas dépasser, des tailles minimales pour les coques péchées, et un calendrier à respecter. Enfin, dans une perspective libérale, la solution peut être de donner des droits de propriétés à des exploitants, qui seront donc contraints de ne pas surexploiter leurs ressources s’ils veulent pouvoir continuer leurs activités économiques. C’est la solution historique des « enclosures » en Angleterre, quand les pâturages communaux ont finalement été clos et partagés entre les agriculteurs, chacun ayant la charge de son terrain privé.