La totalité des individus qui ont changé de catégorie sociale par rapport à leur père représente la mobilité observée. On peut la mesurer assez facilement à l’aide de la table de mobilité brute. Vous vous souvenez certainement que nous avons calculé, à l’aide de cette table de mobilité brute, le nombre d’hommes immobiles en France en 2014-2015, et que nous en avions déduit le nombre d’hommes mobiles (voir 2.1.1). Pour rappel, 2 484 000 hommes sont immobiles, alors que 4 324 000 hommes sont mobiles. À partir de ces informations, on peut calculer le taux de mobilité en France en 2014-2015. Pour cela, il faut diviser le nombre d’individus mobiles par le nombre total d’individus (puis multiplier par 100) : 4 324 000 / 6 808 000 X 100 = 64. On peut donc dire que 64 %, soit un peu moins des deux tiers des hommes sont mobiles en France en 2014-2015 (et donc qu’un peu plus d’un tiers est immobile). Par conséquent, en France, en 2014-2015, la mobilité observée touche environ deux tiers de la population étudiée.
Cela signifie-t-il que deux tiers des hommes ont volontairement cherché à changer de catégorie sociale par rapport à celle de leur père, et qu’ils ont développé des stratégies pour y parvenir ? Nous allons voir que ce n’est pas si simple : la mobilité observée n’est pas uniquement le résultat de la volonté des individus, elle résulte en partie de certaines évolutions de la société.
La mobilité structurelle est le changement de position sociale qui est dû aux changements des structures économiques et sociales. Elle concerne les personnes dont la mobilité est rendue nécessaire par le changement de structure socioprofessionnelle entre la génération des parents et celle des enfants. Elle représente une part importante de la mobilité. Elle concernait 25 % des individus en 2003, et un peu moins de 20 % en 2014-2015.
Certains groupes socioprofessionnels se développent de la génération des pères à celle des fils tandis que d'autres régressent, il faut donc nécessairement que des individus " circulent " d'une position sociale à l'autre. Comment expliquer qu'un quart seulement des fils d'agriculteurs soient devenus eux-mêmes agriculteurs comme nous l’avons vu précédemment (voir 2.1.2) ? On peut penser que c'est un travail dur, ingrat, dont les revenus sont aléatoires et qu'un grand nombre de fils d'agriculteurs, instruits par l'expérience de leur père, renoncent à exercer le même métier que lui. Ce n’est sans doute pas complétement faux, mais on sait aussi que les évolutions techniques et économiques ont beaucoup transformé le travail agricole. Notamment, la taille des exploitations s'est accrue et le nombre d'emplois dans l'agriculture a considérablement diminué. Autrement dit, que les fils d'agriculteurs souhaitent devenir agriculteurs ou pas ne change rien à l'affaire : le nombre d'emplois disponibles dans l'agriculture diminue si bien qu’un certain nombre d’entre eux sont contraints de chercher un emploi dans les autres secteurs de l'économie et doivent par exemple devenir ouvriers (ce qu'ils sont effectivement souvent devenus). Il s'agit ici d'une mobilité largement imposée par l'évolution des structures économiques et sociales. C’est donc bien un exemple de mobilité structurelle.
On peut trouver d’autres exemples pour illustrer cette mobilité structurelle. En effet, pendant les Trente glorieuses, la croissance économique a nécessité le développement du nombre d'emplois qualifiés de cadres ou de professions intermédiaires. Où trouver des titulaires pour ces emplois ? Parmi les fils des cadres et des professions intermédiaires, bien sûr. Mais ceux-ci étaient relativement peu nombreux parce que, pour la génération de leurs pères, le nombre d'emplois de cadres ou de professions intermédiaires était beaucoup moins élevé. Il a donc bien fallu les recruter parmi les fils d'autres groupes socioprofessionnels, par exemple les fils d'employés. Cette mobilité est donc quasiment obligatoire, poussée par les transformations des structures économiques.
Finalement, la mobilité observée s’explique en partie par la mobilité structurelle, qui représente la mobilité minimale imposée par l’évolution de la structure des emplois entre deux générations. La partie de la mobilité observée qui n’est pas de la mobilité structurelle est appelée mobilité nette. Toutefois, il est souvent difficile de distinguer les deux types de mobilité (structurelle et nette) dans les statistiques. La mesure de la mobilité (observée) ne permet donc pas toujours de savoir clairement si cette mobilité est contrainte par les évolutions économiques et sociales, ou si elle révèle une amélioration de l’égalité d’accès aux différentes positions sociales pour tous les individus. C'est pour cela que des sociologues se sont intéressés à la fluidité sociale, afin d’obtenir une mesure plus probante de l'égalité des chances.
La fluidité sociale est une situation où la position sociale d’un individu ne dépend pas de son origine sociale. En France, l’amélioration de la mobilité sociale (le taux de mobilité est passé de 31 % en 1953 à 64 % en 2014-2015 ; il a donc doublé en 60 ans) s’est accompagnée d’une amélioration de la fluidité sociale.
La fluidité sociale se calcule de manière complexe afin de tenir compte de l'évolution des structures économiques et sociales. Imaginons la situation suivante pour faire comprendre le calcul ci-dessous : imaginons que le nombre de cadres augmente et celui des ouvriers baisse entre la génération des pères et celle des fils. Ainsi, si le nombre de cadres augmente, il est vraisemblable que les chances d’atteindre ce statut de cadre augmente pour tous les milieux sociaux ; donc, il faut mesurer les probabilités relatives pour voir si les chances s’égalisent ou divergent. Il ne suffit pas que les chances des fils d’ouvriers de devenir cadre augmente, mais il faut qu’elles augmentent plus que celles de fils de cadres. Mais il faut tenir compte aussi de l’évolution du nombre d’ouvriers car s’il y a de moins en moins d’ouvriers, il y aura moins de chances que leurs fils deviennent ouvriers mais plus qu’ils deviennent cadres d’où la mesure complexe de la fluidité sociale. Si vous avez compris cela, vous pouvez d'ailleurs oublier sa mesure que nous allons présenter maintenant.
Prenons les données de la table de destinée (voir document du 2.1.2), et calculons le rapport des chances pour mesurer la fluidité sociale.
Les fils de cadres ont 47 % de chances (ou de probabilité) de devenir cadres et 10 % de devenir ouvriers : ils ont donc 47/10 = 4,7 fois plus de chances de cadres plutôt qu'ouvriers. Comparons ces chances avec celles des fils d'ouvriers. Les fils d'ouvriers ont 9,4 % de chances de devenir cadres et 47,6 % de devenir ouvriers : ils ont donc 9,4/47,6 = 0,2 fois plus de chances de devenir cadres plutôt qu'ouvriers (ou 47,6/9,4 = 5,1 fois plus de chances de devenir ouvriers plutôt que cadres).
Par conséquent, les fils de cadres ont 4,7/0,2 = 23,5 fois plus de chances de devenir cadres plutôt qu'ouvriers que les fils d'ouvriers. Ce calcul (du rapport des chances) permet de comparer les destinées de deux groupes sociaux l'un par rapport à l'autre et tient compte de l'évolution de la structure socioprofessionnelle entre ouvriers et cadres. On a donc une mesure de l'égalité des chances et cette mesure montre qu'entre fils d'ouvriers et fils de cadres, on est loin de l'égalité des chances malgré l'existence en 2014-2015 d'une forte mobilité (avec un taux de mobilité de 64 %, comme nous l’avons rappelé ci-dessus). Précisons que le même calcul pour l'année 2003 donnait un rapport des chances de 27,5 (au lieu de 23,5), et que ce rapport des chances était même de 86 en 1977 ! L'égalité des chances a, malgré tout, progressé...
Il faut ainsi noter qu’une société plus mobile n’est pas nécessairement plus fluide. Par exemple, à l’aide du tableau/graphique ci-après, on peut constater qu’entre 1953 et 1985, en France, la mobilité sociale s’est accrue (le taux de mobilité a doublé), mais la fluidité sociale s’est au contraire détériorée (puisque l’odds ratio a augmenté passant de 91,7 à 110,8). Ainsi, les individus pouvaient changer plus facilement de catégorie sociale, mais ces changements étaient largement dépendants du milieu social d’origine des individus. À l’inverse, entre 1993 et 2012, la mobilité sociale a été légèrement freinée, alors que la fluidité sociale s’est améliorée (en effet, l’odds ratio a diminué passant de 40,9 à 28,7) . Autrement dit, en 2012, les individus ne changent pas plus facilement de catégorie sociale que 20 ans auparavant, mais pour ceux qui y parviennent, cela se produit en tenant moins compte de leur milieu d’origine.
Finalement, la société française est-elle plus mobile ? plus fluide ? moins mobile ? moins fluide ? Pourquoi certains sociologues affirment-ils que « l’ascenseur social est en panne » ? Toujours d’après le tableau/graphique ci-dessous, on remarque que sur le long terme (depuis les années 1950, autrement dit, depuis environ 70 ans), la mobilité sociale et la fluidité sociale se sont toutes les deux améliorées. En effet, on observe à la fois une hausse du taux de mobilité (qui a doublé entre 1953 et 2012) et une baisse du rapport des chances (qui a été divisé par 3 sur la même période). Cependant, l’évolution récente n’est pas très positive, ni encourageante : depuis 20 ans (depuis le début des années 2000), le taux de mobilité et le rapport des chances stagnent, ce qui signifie que la mobilité sociale et la fluidité sociale ne s’améliorent plus. Ainsi, bien qu’assez mobile, la société française n’est pas très fluide, mais le problème est surtout que la situation n’évolue plus : la fluidité sociale n’augmente pas, et la mobilité sociale ne progresse plus, ce que l’on peut traduire par l’idée que « l’ascenseur social est en panne ».
Document : Panorama historique de la mobilité sociale en France
Source : d'après Yves Besançon in https://blogs.mediapart.fr/yves-besancon/blog/170417/la-mobilite-sociale-est-tombee-en-panne et « La mobilité sociale est tombée en panne », Alternatives économiques, n°366, mars 2017