3. Comment l'opinion publique sondagière transforme-t-elle l’exercice de la démocratie et de la vie politique ?

3.1. L'opinion publique sondagière s'inscrit dans l'apparition d'une « démocratie de l’opinion »

3.1.1. « Démocratie de l'opinion », déclin des identités partisanes et du poids des syndicats et des partis.

L'opinion publique sondagière prend racine dans une forme particulière de la démocratie représentative appelée par le politiste Bernard Manin « démocratie du public » ou « de l'opinion ». Si la démocratie représentative reste un système politique dans lequel les citoyens élisent leurs représentants, ce que l'on résume souvent par la formule « le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », l’expression de leur opinion politique passe moins par les députés ou les partis politiques comme dans le parlementarisme (appelée aussi « démocratie des partis ») que par une opinion publique sondagière omniprésente. La démocratie de l'opinion correspond ainsi à une forme de la démocratie représentative marquée par l'emprise de l'opinion publique sondagière sur la vie politique lors des élections et des décisions à prendre. L'élection des gouvernants ne reposerait plus sur l'expression des liens locaux entretenue par le pouvoir des notables, ni sur l'expression d'une appartenance de classe guidée par les militants mais sur une réponse à une offre électorale incarnée par plusieurs candidats castés et coachés par des experts en communication largement influencés par les résultats des sondages d’opinion. La discussion n'aurait plus lieu au Parlement ou au sein des partis mais dans les médias finançant et diffusant ces sondages ; l'élection de son côté se ferait ainsi sur la base d'images, de petites phrases répondant aux résultats de sondage, de l'émotion liée à des évènements de l’actualité afin de capter un électeur de plus en plus flottant (cf. Chapitre sur le vote : affaire individuelle ou affaire collective?). On peut par exemple penser à cette phrase du candidat communiste à l'élection présidentielle Fabien Roussel afin de dénoncer en 2022 les prix des carburants, le pouvoir d’achat étant apparu dans les sondages comme le problème n°1 des français : « la station essence est le seul endroit en France où celui qui tient le pistolet est aussi celui qui se fait braquer ». Ainsi, l'opinion publique sondagière devient un acteur central de la démocratie représentative au détriment des identités partisanes, des partis politiques et des syndicats.

3.1.2. Le nombre de sondages publiés est de plus en plus important.

Cette démocratie de l'opinion recours ainsi abondamment aux sondages et même parfois à l'excès tombant dans une forme d'inflation sondagière. L'observatoire des sondages estime que 1000 sondages sont en moyenne publiés chaque année. Dans son Rapport annuel publié en 2022, la Commission des sondages révèle la hausse significative du recours aux sondages d'opinion relatifs aux élections présidentielles depuis les années 1980. 111 sondages étaient commandés en 1981, contre 193 en 2002, 409 en 2012, 560 en 2017 et 467 en 2022, soit un volume de sondage multiplié par 3,2 entre 1981 et 2022. Les cent derniers jours de la dernière campagne présidentielle ont même donné lieu à une commande de 300 sondages. La légère diminution du nombre de sondage en 2022 par rapport à 2017 s'explique par le moindre recours aux mécanismes des primaires dans la sélection des candidats et par le contexte sanitaire et géopolitique (fin de la crise de la Covid et début de la guerre en Ukraine).

Nombre de sondages Elections présidentielles France

3.2. Cette opinion publique sondagière a également des effets multiples sur la vie politique.

3.2.1. Le contrôle des gouvernants.

Le sondage contribuerait à améliorer le contrôle des citoyens sur les gouvernants. En effet, il représente pour les citoyens un moyen susceptible d'infléchir les orientations gouvernementales. Les décideurs politiques scrutent les sondages d'opinion avec une grande attention et sont donc soumis aux aléas de l'opinion publique sondagière dans la conduite de leurs programmes politiques (quelle thématique inscrire à l'agenda et à quel moment ?). Le sondage joue ici un rôle de mini-référendum, il permet aux citoyens d'envoyer un message aux décideurs sur les thématiques prioritaires. Un sondage mené par l'institut Elabe le 7 juin 2023 révèle ainsi que les enquêtés souhaitent que le gouvernement agisse en priorité sur le pouvoir d'achat pour 56 % des enquêtés, puis viennent ensuite, la santé pour 34 % des enquêtés, ou encore la sécurité, pour 24 % d'entre eux. On peut analyser un sondage IFOP du 1er juin 2023 comme un exemple allant également dans ce sens : 51% des enquêtés se retrouvent contraints de sauter des repas et 78 % d'entre eux considèrent les mesures gouvernementales contre l'inflation comme insuffisantes.

En outre, le sondage peut aussi se transformer en un nouveau mode d'expression de l'opposition. Les citoyens et partis politiques en désaccord avec la politique menée par le gouvernement peuvent s'appuyer sur le sondage pour faire entendre leur mécontentement et faire émerger d'autres propositions. Au début de l'année 2023, la mobilisation contre le projet de réforme des retraites a trouvé un fort soutien mesuré par les sondage, selon un sondage Ipsos Sopra Steria réalisé début février, 64 % des enquêtés se disent opposés à la réforme, 72 % soutiennent mobilisation et 49% seraient disposés à payer plus de cotisations sur les salaires que de reculer l'âge légal de départ à la retraite. Toutefois, on peut se demander si le sondage peut être le juge ultime de ce que doivent faire les décideurs politiques : quel rôle pour les débats, base de la démocratie ?

3.2.2. La diffusion de l'information, la participation électorale et la sélection du personnel politique.

Tout d'abord, le sondage contribuerait à diffuser une expression pluraliste indispensable à la vie politique démocratique. En vertu du pluralisme politique, le sondage via les médias permettrait aux citoyens de disposer d'une information de qualité susceptible de l'aider à exercer sa liberté d'opinion et à prendre part au vote. Le pluralisme politique et l’expression de ses opinions sont d'ailleurs un principe constitutionnel présent dans l'article 4 de la Constitution : « la loi garantit les expressions pluralistes des opinions et la participation équitable des partis et groupements politiques à la vie démocratique de la Nation ». Le contrôle de la mise à l'agenda de certaines thématiques par les médias et/ou les décideurs politiques peut toutefois amener à nuancer cet argument.

Ensuite, le sondage pourrait intensifier (ou non au contraire) la participation électorale en exerçant une possible influence sur le vote. Quatre effets ont été mis en évidence : un effet bandwagon qui consisterait à voter pour le vainqueur présumé ; un effet underdog qui conduirait à voter pour soutenir le perdant présumé par empathie ; un effet humbler the winner qui amènerait à sanctionner le vainqueur présumé, les électeurs pensant que l'élection est déjà acquise ; et un effet snub the looser qui reviendrait à snober le perdant en pensant que l'élection est déjà perdue. On peut imaginer qu'un effet bandwagon a joué en faveur du candidat Emmanuel Macron et qu'un effet snub the looser a desservi les candidates Valérie Pécresse et Anne Hidalgo lors de l'élection présidentielle de 2022. Ces quatre effets sont à manier avec précaution car ils n'ont jamais été démontrés empiriquement malgré une croyance forte des citoyens en leur existence. L'influence du sondage sur le vote restant ambiguë, celle-ci ne doit pas être surestimée.

Enfin, le sondage influe sur la sélection du personnel politique en permettant aux citoyens de faire émerger leurs préférences politiques. C'est traditionnellement le cas au cours d'une campagne présidentielle mais aussi dans le cadre des primaires. Ces dernières correspondent à un mode de sélection interne des candidats à une élection par les adhérents du parti (primaire fermée) ou des citoyens inscrits sur les listes électorales (primaire ouverte). On peut notamment penser aux primaires organisées en 2017 par le Parti Socialiste, Europe Ecologie Les Verts et Les Républicains ou plus récemment, celle conduite par un collectif de citoyens appelée la Primaire Populaire en 2022. Si le sondage favorise la sélection plus démocratique du personnel politique (plutôt que par des institutions internes aux partis, institutions fermées aux seuls dirigeants des partis), le programme des candidats semble parfois mis de côté au profit d'une compétition s'apparentant à une « course de chevaux » entre candidats potentiels.

3.2.3. La communication politique et la personnalisation de la vie politique.

Le sondage participe à la personnalisation de la vie politique en accordant une place prépondérante à la communication politique, entendue comme l'ensemble des techniques favorisant le soutien de l'opinion publique pour accéder ou rester au pouvoir. En effet, en donnant un rôle accru à l'image du personnel politique, la vie politique tend à se personnaliser : l'élection ne repose plus sur un ancrage local et/ou national, le soutien de militants et les ressources d'un parti politique mais sur des personnalités politiques jugées à la fois crédibles, charismatiques et éloquentes. Le personnel politique se livre ainsi à une mise en scène de soi et à un storytelling afin d'être identifiable et perçu comme étant constamment en action aussi bien dans son bureau que sur le terrain. On peut observer cette communication politique dans les web-séries « Nos pas ouvrent le chemin » et « Le candidat » scénarisant la campagne électorale de Jean-Luc Mélenchon et d'Emmanuel Macron au cours de l'élection présidentielle de 2022. Cette personnalisation de la vie politique peut mettre de côté les débats sur les programmes, les projets qui sont quand même un des fondements de la démocratie.