
En dehors des revenus sociaux et des revenus des conjoints, les personnes exerçant un métier culturel peuvent compléter le revenu direct de leur activité culturelle principale avec d’autres emplois et d’autres métiers. C’est une situation relativement fréquente parmi les professions culturelles : c’était le cas, en 2019, de 15 % des professionnels de la culture contre 5 % de l’ensemble des actifs occupés. Vous le voyez cette situation était trois fois plus fréquente.
Le tableau suivant montre que, si cette proportion semble relativement faible, la part de la pluriactivité (c’est le terme utilisé pour ce type de situation) est relativement forte dans les professions de l’audiovisuel et du spectacle et notamment chez les artistes de spectacle. En effet, en 2019, 37 % d’entre eux exerçaient au moins une autre activité et notamment 47 % des artistes de spectacle salariés. Nous voyons aussi que 16 % de ces salariés avaient plusieurs employeurs : musiciens faisant partie de plusieurs orchestres ou dépendants de différentes structures (voir l’exemple 1), acteurs ou danseurs engagés troupes (c’est seulement le cas de seulement 2 % de l’ensemble des salariés).
Ces salariés artistes de spectacle peuvent aussi exercer une autre profession : 16 % de ces artistes de spectacle salariés exercent une autre profession (voir l’exemple d’Anne dans l’exemple 2). L’enseignement dans des structures diverses est une situation relativement fréquente ; de même de nombreuses analyses économiques ou sociologues sont le fait d’artistes qui ont donc un métier de chercheur ! Dans tous les illustrations présentées dans ce chapitre, précisons que Hyacinthe Ravet est musicologue, sociologue et clarinettiste, que Delphine Blanc est sociologue mais aussi altiste, que Pierre-Emmanuel Sorignet est aussi sociologue mais aussi danseur, que Marc Perrenoud est sociologue et aussi bassiste, etc.
Tableau : La pluriactivité en 2019 dans les professions culturelles ou artistiques
Source : Wided Merchaoui, Sébastien Picard, 25 ans d’évolution de l’emploi dans les professions culturelles, 1995-2019, Culture Chiffres, Ministère de la culture, 2024
Illustration 1 : Un « musicos » décrit des « séances » d’enregistrement de natures diverses.
Les « séances » sont des enregistrements au cours desquels les musicos jouent pour un tiers, pour une cause qui n' est pas la leur. Chansons de variété, musiques de film, publicités ont nécessité depuis des décennies l’emploi de musiciens dont certains se sont spécialisés ; dans la carrière de « musiciens de studio » ou « requins de studio », comme on les dénomme, « les dénonçant et les admirant comme des bêtes ». Cette fois, le jeu est clair, le musicos est là pour « faire le boulot » pour un commanditaire, un producteur qui en dernière instance dira le bel et le bon. (…)Toutefois, le requin semble en voie de disparition depuis les années 1980. De fait, les séances de plus en plus rares à Paris (on sait combien les techniques et l'économie de l'enregistrement et de la production ont évolué) ne permettent de vivre qu'à quelques dizaines de musiciens, et pour les musicos toulousains la situation locale interdit généralement à qui « ne fait que ça » d'espérer « gagner sa vie» en se spécialisant dans un type d'activité devenu plutôt rare. (…)
Toutefois, en quelques occasion, j’ai eu à enregistrer des parties de contrebasse prédéfinies dans un temps limité et avec une exigence d'efficacité, pour une utilisation de la musique par un tiers.
Quand, par exemple, Le Cri du caillou enregistre la musique d'un spectacle de marionnettes dans lequel intervient Hervé [batteur], il s'engage dans des formes de collaboration finalement assez courantes pour les musicos dont la pratique s'inscrit dans des espaces socio-esthétiques où le capital culturel joue plus que le capital spécifique fondamental, l'efficacité de la technique instrumentale. Des travaux de « commande » (on parle volontiers de « création » ou « créa » dans le milieu du spectacle vivant), mettant en œuvre un dispositif à la fois moins formel que dans des « séances » et faisant appel aux musiciens pour leur singularité plus que pour leur virtuosité, permettent à certains musicos d'enregistrer régulièrement des musiques de spectacle et d'y trouver, quand les compagnie ne sont pas trop pauvres, à la fois une forme d'accomplissement professionnel et une source de revenus plus importante que les prestations en public (il s'agira en général de combiner les deux). Dans un contexte un peu comparable, plus lucratif et systématiquement inscrit dans l'officiel, le « déclaré », mais peut-être moins enthousiasmant, Nicolas le vibraphoniste exécute depuis quelques années les « commandes » d'un magazine pour enfants et produit l'illustration musicale d'un CD-rom fourni en supplément du mensuel. Cependant, à la différence de la petite compagnie de spectacle, l’éditeur toulousain spécialisé dans la « littérature jeunesse » a suffisamment de poids économique pour que les « commandes » soient régulières et représentent une part non négligeable des revenus du musicos (par ailleurs enseignant et musicien de scène). Ainsi, même après la quasi-disparition des « séances », les « commande » ou « créations » (avec une gradation entre l’officiel et le très précaire à peu près aussi importante que pour les situations de jeu sur scène) peuvent représenter une source d'emploi importante pour certains musicos, marginale pour d'autres (…). En dehors de cette « création » dans le domaine du spectacle vivant (et même là, je n'ai rien composé), les autres enregistrements que j'ai eu à effectuer pour des tiers dans le but cette fois d'une utilisation purement musicale ont surtout été caractérisés par la fonction d'interprète que je tenais au sein d'un dispositif où, plus que dans le cas précédent, il s'agissait avant tout d'« assurer » dans un contexte déjà plus proche de la « séance».
Source : Marc Perrenoud, Les musicos, enquête sur les musiciens ordinaires, Éditions La Découverte, 2007
Illustration 2 : Interview d’Anne (prénom modifié) interrogée par l’Institut pour l’innovation économique et sociale
2IES. Vous êtes intermittente du spectacle. Expliquez-nous.
Anne. Je n’ai pas terminé mes études car je suis entrée très tôt dans une troupe de théâtre. J’étais artiste amateur, donc non rémunérée, je vivais donc de petits boulots (modèle vivant dans des écoles d’art, animatrice de centres aérés), pour lesquels j’étais payée en tant que « vacataire » - je ne savais pas ce que cela voulait dire d’ailleurs – ou au « noir ». A 28 ans, j’ai intégré une compagnie de théâtre sérieuse et suis devenue « intermittente du spectacle » en cumulant deux métiers : artiste et chargée de diffusion. Concrètement, depuis 18 ans maintenant, je joue et je vends des spectacles vivants aux collectivités locales.
Sans cette possibilité de cumul, je n’aurais pas pu vivre du spectacle car je n’aurais jamais réussi à « faire » les fameuses 507 heures requises pour percevoir des allocations chômage sur les jours non travaillés.
En France, le spectacle vivant est financé quasi exclusivement par des fonds publics : directement dans l’achat de spectacles et indirectement via l’intermittence.
C’est un métier qui est de plus en plus difficile. Les budgets ont considérablement réduit quand, parallèlement, le coût des spectacles (spectacles de rue, festivals) a explosé à cause des contraintes de sécurité. C’est aussi un métier qui a perdu de son charme. La culture est devenue un enjeu politique dans les communes, piloté par les élus plus que par les professionnels.
Ces évolutions ont des conséquences sur la motivation et le travail des artistes et techniciens du spectacle vivant. (…)
Dans ce contexte tendu, envisagez-vous de poursuivre votre carrière d’artiste du spectacle ?
L’année dernière, j’ai décidé de me former à un autre métier : le massage. J’ai financé ma formation sur mes propres deniers. Je n’ai pas sollicité de financement pour éviter la paperasse et pour rester libre de mon choix. Mais aussi pour rester dans l’intermittence. C’est mon filet de sécurité pour opérer cette transition. Je n’en ai pas d’autre , tant pendant la période de formation que pendant la phase de lancement de mon activité.
Aujourd’hui, je cumule les trois métiers. Artiste et chargée de diffusion du spectacle vivant, et masseuse.
Je suis heureuse de pouvoir exercer des métiers qui me plaisent . Je suis soulagée de ne pas avoir tous mes œufs dans le même panier et, à ce stade, je ne peux et ne veux exercer l’un sans l’autre.
Pour ma part, je suis donc intermittente et auto-entrepreneuse. C’est compliqué !
Source : https://2ies.fr/wp-content/uploads/2019/07/2IES_Pluriactivit%C3%A9_le%C3%A7ons_juillet2019.pdf
Une autre spécificité des métiers du spectacle vivant est de passer parfois d’une spécialité à une autre. Évidemment, pour certaines spécialités comme les danseurs et les danseuses, la carrière peut être courte en comparaison avec d’autres professions. Dès lors, des danseurs ou des danseuses doivent travailler après leur activité de danseur ou de danseuse : ils peuvent devenir chorégraphe, très souvent les chorégraphes étant d’anciens danseurs. Précisons que certains chorégraphes dans des compagnies peuvent être en même temps chorégraphes et danseurs. Il en est de même dans la musique : des chefs d’orchestres peuvent aussi compositeur. Pensez à Pierre Boulez (illustration 1). Dans la musique contemporaine, de nombreux chanteurs ou musiciens peuvent être aussi auteurs des texte ou de la musique. Évidemment, notamment pour des groupes moins connus, ayant moins de moyens, les membres du groupe peuvent ou doivent s’occuper aussi de la technique ou encore dans questions administratives. Il leur faut trouver des lieux pour jouer, négocier les cachets, etc. (voir illustration 2)
Illustration 1 : Pierre Boulez, chef d’orchestre et compositeur
À partir de l'après-guerre, peu de compositeurs auront fait briller la musique française dans le monde comme Pierre Boulez. Son nom est donc associé avant tout à une œuvre de musique contemporaine et à des recherches sur l'invention sonore. Mais la particularité du chef de file des mouvements sériel et post-sériel en France est d'avoir été aussi, parallèlement, un grand chef d'orchestre, interprète de sa propre musique et du grand répertoire, de Wagner et Debussy à Stockhausen et Berg, salué de par le monde. Cette double casquette, si elle n'est pas exclusive évidemment de Boulez, marque l'homme dans ses deux activités.
Pour le compositeur, par exemple, Pierre Boulez lui-même raconte en 2011 dans une interview au Monde, qu'être également chef a été "difficile mais fructueux" : "difficile, car il y a toujours cette morsure qui vous dit : attention, il ne faut pas perdre de temps. Fructueux, parce que le fait d'être interprète a fait de moi un compositeur taraudé par la modification. Je sais ce qui est inutile ou ne marche pas".
Et à l'inverse, l'identité de compositeur modifie le geste de l'interprète. Boulez s'illustre par une lecture analytique, rigoureuse à l'extrême, de la partition qui lui vient de son travail d'auteur. Par exemple, il n'hésite pas à aller à la source d'une œuvre pour vérifier la pertinence de sa lecture et même à modifier une note quand la découverte du manuscrit d'origine le justifie.
Source : Lorenzo Ciavarini Azzi, Pierre Boulez, l'immense compositeur et chef d'orchestre, est mort, France Info, 2016 in https://www.francetvinfo.fr/culture/musique/classique/pierre-boulez-l-immense-compositeur-et-chef-d-orchestre-est-mort_3357965.html
Illustration 2 : Les musicos, musicien et « manager »
Si cela n'est pas toujours le cas pour les associations ponctuelles de musiciens autonomes, l'activité de démarchage revêt un aspect très important dans la vie des groupes, et elle prend souvent un temps considérable aux musiciens, à moins que quelqu'un d'autre ne s'en charge pour eux, qu'il s'agisse d'un agent ou d'un tourneur.
Les musicos qui démarchent dans le bar de manière formelle sont en général membres de groupes de débutants pour qui toute prestation en public est également prise au sérieux et considérée comme une occasion à saisir. Des listes de bars sont établies d'après l'annuaire local (parfois des groupes échangent leurs listes pour maximiser le nombre de leurs contacts). Les apprentis-musicos envoient leur démo ou, mieux, viennent la faire écouter au patron quand ils peuvent se déplacer facilement. Les représentants du groupe (parfois seulement le leader, parfois le groupe en entier) arrivent dans le bar où ils ont préalablement téléphoné pour prendre rendez-vous (parfois ils peuvent aussi entrer spontanément, mais il vaut mieux prendre ses précautions, tâter le terrain et vérifier que l'on pourra rencontrer le patron au moment opportun), ils ont décidé du montant du « cachet » à demander, mais in fine ils accepteront ce que leur proposera le responsable du lieu (la plupart du temps entre 150 euros et 250 euros, 300 euros au grand maximum), si tant est qu’il les engage, ce qui est rarement le cas. (…)
Les orchestres de bal qui tournent sont constitués depuis plusieurs années et ils ont pu nouer des liens durables avec chaque comité des fêtes, chaque association locale pour lesquels ils rejouent plusieurs années d’affilée. De même, les patrons du centre-ville savent à peu près qui jouent où, les musicos le savent aussi, et le système se perpétue selon un fonctionnement typiquement « local », structuré par et structurant un réseau de coopération fondé sur l’interconnaissance et sur les relations personnelles relevant presque de la Gemeinschaft du « monde de la nuit » à l’échelle d’une ville, ou de quelques départements.
La situation est très différente pour les musicos qui démarchent auprès des employeurs susceptibles de les embaucher dan des dispositifs d'animation. On ne répète pas pendant des journées entières des mois durant, on ne cherche pas forcément à développer un « univers musical », mais on forme un appariement régulier que l'on présente comme un groupe, sous un nom collectif. La référence à un groupe constitué, avec un nom, et pas à une association anonyme de mercenaires a déjà tendance à rassurer l’employeur, mais cette forme renforcée de l’appariement permet en outre de développer un discours et une « iconographie de groupe » (flyers [prospectus], site Internet, éventuellement dossier et CD de démo) qui sont néanmoins ici largement orientés vers l’efficacité, le « professionnalisme » (les tarifs sont parfois indiqués sur le prospectus qui peut proposer plusieurs formules : effectif, équipement, durée de jeu ou répertoire variable). De fait, les musicos qui démarchent pour placer ce type de « produit » dans des dispositifs d' animation se présentent assez explicitement comme prestataires de services, largement conscients du fait que c'est en tant que tels qu'ils seront engagés.
En général, c'est le leader, celui qui « tient le groupe », qui développe les « stratégies publicitaires », les autres membres du groupe (en fait plutôt des sidemen) se contentant ordinairement de répondre à l’appel de celui qui réalise les prospectus, rédige les textes de présentation, supervise l'iconographie et règle les « affaires ». (…)
Le fait de « se vendre » au moyen d'un dossier de presse pose à peu près immanquablement deux types de problèmes à la plupart des musicos dans de groupes « inspirés » qui démarchent pour jouer en concert : un problème d'ordre moral et un problème relatif au savoir-faire. (…) de fait, les musicos dans leur immense majorité se déclarent mal à l'aise quand il s’agit de démarcher, de vendre ce qu'il créent :
« J'ai horreur de ça, j'ai l’impression d'être un VRP qui vend des merde au porte-à-porte, je supporte plus. » (Nicolas)
Embarrassé, gêné par le fait de faire soi-même la promotion de son « produit »(et d'abord de le considérer comme tel), on n'ose pas « en rajouter » dans le dossier de presse et dans le contact avec les employeurs potentiels, on cherche éventuellement la distance de l'humour mais on commet forcément des maladresses et il apparaît systématiquement que la répulsion à « faire de la pub» se double du problème de la compétence. Le deuxième argument du musicos pour ne pas (ou ne plus) démarcher vient en général étayer le thème strictement moral :
« Je déteste ça et en plus je sais pas le faire »
« J’ai l’impression de faire la pute et de très mal le faire en plus ! » (Claude)
Source : Marc Perrenoud, Les musicos, enquête sur les musiciens ordinaires, Éditions La Découverte, 2007
Illustration 3 : La danse / Chorégraphe et manager
Aldo, danseur expérimenté et sans « bagage scolaire » (il travaille dans des Centres chorégraphiques nationaux et des compagnies indépendantes depuis quinze ans), critique vis-à-vis de l’ambition des chorégraphes de se définir comme « créateurs » singuliers, admet que :
La partie la plus emmerdante, c’est-à-dire le contact avec les pouvoirs publics et tout le travail de démarchage pour récupérer du fric, c’est le chorégraphe qui se la tape. Là, je dis chapeau, ça doit pas être facile à gérer tous ces paramètres et c’est parce qu’il fait tout ça qu’il peut prétendre gagner plus que nous et avoir le pouvoir de direction. Pour la création, c’est autre chose, mais pour ce qui concerne cette partie de contact, c’est vrai que, moi, je ne pourrais pas assurer.
La reconnaissance de la supériorité du chorégraphe en matière de gestion des interactions avec l’institution et de maîtrise du langage officiel légitime sa revendication à se définir comme représentant du groupe. L’analyse des trajectoires des chorégraphes rencontrés pendant cette recherche laisse penser que leurs dispositions initiales sont souvent adaptées au jeu du discours institutionnel. C’est le cas de nombreux chorégraphes phares de la génération des années 1980 qui, au-delà de leur caractère « innovateur » et « d’avant-garde », ont su jouer avec la demande de l’institution en s’investissant dans des relations suivies et formelles avec ses représentants (colloques et commissions en tout genre) et en produisant un discours spécifique sur leur travail artistique.
Au sein des compagnies, dont l’organisation reste proche de celle des collectifs (égalité et partage), l’absence même de hiérarchie, exprimant à l’origine le rejet du ballet classique, anonymise les danseurs et concentre les bénéfices symboliques et matériels sur le chorégraphe, qui peut alors endosser le rôle de « héros culturel ». La figure du chorégraphe contemporain supplante celle du danseur étoile du ballet classique et devient ainsi la pièce maîtresse de l’entreprise chorégraphique. Cette dissociation s’opère souvent au cours de la trajectoire du chorégraphe qui, anciennement danseur dans d’autres compagnies ou interprète de ses propres productions, devient avant tout « auteur ».
Benoît, jeune chorégraphe à l’ascension fulgurante, passé comme interprète par des compagnies prestigieuses, analyse ce progressif passage de l’anonymat de l’interprète à l’exposition du chorégraphe :
Je découvre mon nouveau rôle. Déjà, j’en avais pris conscience par rapport au métier d’interprète lorsque je dansais chez Priscilla Grandjeand [chorégraphe phare de la danse contemporaine, directrice de CCN]. Je venais d’avoir un succès d’estime dans la profession après ma première pièce. On parlait de mon travail. D’habitude, les danseurs ne sont pas cités par les journalistes et dans les articles commentant la pièce de Priscilla on citait mon nom.
Source : Pierre-Emmanuel Sorignet, Danser, Enquête dans les coulisses d’une vocation, Éditions La Découverte, 2012
Le cadre de travail dans les métiers du spectacle vivant peut prendre plusieurs formes. Dans certains cas, il est relativement proche des emplois de salariés traditionnels : dans un lieu précis avec un seul employeur pour des horaires de travail relativement stables … bien que les représentations soient évidemment en soirée ou le week-end. Mais, très souvent aussi, les employeurs changent puisqu’il s’agit d’une activité par projets portés par des acteurs différents, tout comme par conséquent les lieux de travail et les horaires. Bien sûr, cela crée une certaine incertitude, des difficultés (voir illustration) et de la précarité pour les acteurs, musiciens, chanteurs.
Les enquêtes statistiques mettent bien en évidence ce dernier point :
Source : Wided Merchaoui Sébastien Picard, Vingt-cinq ans d’évolution de l’emploi dans les professions culturelles
1995-2019, Culture Chiffres, Ministère de la culture, 2024
Ainsi, si, en 2019, 21 % des actifs en emploi avaient des horaires de travail changeant d’une semaine à l’autre, c’était le cas de 37 % des professionnels de la culture, de 53 % des artistes des spectacles. De même, ¼ des actifs en emploi travaillaient le soir entre 20 heures et minuit contre 46 % des professionnels de la culture et 58 % des artistes des spectacles. De même le travail le samedi et/ou le dimanche est beaucoup plus fréquent dans le monde de la culture que dans les autres secteurs d’activité.
Illustration : Les difficultés d’un orchestre en déplacement
(…) lorsque les orchestres se déplacent, les régisseurs envoient à leurs homologues une fiche technique qui établit et récapitule le planning, le matériel, le personnel et les services requis, pour anticiper au mieux les requêtes musicales, techniques et logistiques. Le rôle de la régie « invitée » est de transcrire ces attentes, de la bouteille d’eau qui doit être prévue pour chaque artiste au réglage des lumières, en passant par le type de piano désiré par le soliste et la hauteur des praticables sur lesquels joue l’orchestre. Plus cette transcription sera énoncée précisément, plus la marge d’erreur et d’incompréhension de la régie de salle sera réduite, ou tout du moins encadrée.
(…)
Pour le concert donné par l’Orchestre national du Capitole de Toulouse le 24 novembre 2015 à la Philharmonie de Paris, la marque et le modèle du piano ont été spécifiés par l’agent du pianiste David Fray. De même, l’agence artistique du soliste a choisi un accordeur bien précis, mentionné dans la fiche technique. Faute d’une telle mention, la Philharmonie aurait fait appel à un accordeur de son choix, engagé à la mission, comme le fut finalement tout autant le favori de David Fray. Le lien de confiance singulier qui peut exister entre l’artiste et les responsables de son instrument est assuré par cette chaîne de coopération qui s’adapte à chaque situation particulière.
Les documents ne précisent pas, toutefois, les agréments tacites. Il est « entendu » par exemple qu’il faut prévoir le stockage des flight cases* d’orchestre à proximité des loges (pour celles contenant les vêtements), et du plateau (pour celles contenant les instruments). Pour Shéhérazade, au programme de l’orchestre pour cette production, dont l’effectif important de vents et de percussions produit un volume sonore conséquent, il faut prévoir un contingent de pare-sons* afin de protéger les instrumentistes à vent, ainsi que les derniers pupitres de cordes. La protection auditive des musiciens dans les orchestres permanents est réglementée par les conventions collectives et respectée par la régie lors de la mise à disposition du matériel, comme par tous les niveaux de la hiérarchie artistique. L’application de ces conventions peut considérablement varier s’agissant des orchestres par projet. Certains chefs d’orchestre n’apprécient pas les pare-sons, jugés inesthétiques, perturbateurs de la fluidité visuelle et sonore.
Journal de bord, tournée de février 2007 : Arrivée hier à la Philharmonie de Luxembourg. Les deux trompettes juste derrière nous commencent à me faire siffler les oreilles. P., le trompettiste le plus proche de moi, est désolé de me voir faire la grimace et veut demander pour moi depuis plusieurs jours un pare-son, ce que j’ai catégoriquement refusé. Sa prévenance ne pourrait pas faire grand-chose, si ce n’est agacer X. [le chef]. Nous arrivons donc aujourd’hui sur le plateau de la Philharmonie pour le raccord*, et que vois-je, installé juste derrière mon siège ? Un pare-son ! Le regard de X. tombe dessus en même temps et se braque sur moi. La foudre ne se fait pas attendre. Déferlante de colère. Je ne trouve qu’à bredouiller : « Mais non, c’est un malentendu, je n’ai absolument pas demandé ce pare-son, tout va bien, on va le retirer, c’est une erreur de régie… » Je fais ôter le pare-son. On commence la répétition. X. fulmine. Au bout de deux minutes, il arrête tout et se met à vociférer, très perturbé, qu’il ne peut pas tolérer cela, que « tout va recommencer, comme à l’Orchestre national de X », qu’il va se « coltiner » la médecine du travail, qu’il le sait, que je vais « faire chier ». Je passe la pause à m’excuser et à parlementer. P. le trompettiste tente d’évoquer une erreur de G. [le régisseur de l’ensemble], la régie de salle est également convoquée, c’est la pagaille pendant un bon moment, mais X. finit par se calmer. […] Le concert se passe finalement bien. […] En discutant au pot du soir avec P., il m’avoue, assez gêné, que c’est lui qui a fait poser le pare-son ; il n’avait pas anticipé que les choses prendraient une telle ampleur.
La régie de la Philharmonie de Luxembourg n’a pas commis d’erreur : elle a répondu aux instructions d’un musicien, puis subi la colère du chef, dont elle ignorait d’autant plus l’intolérance aux pare-sons qu’il en avait admis la présence dans le cadre des concerts qu’il dirige fréquemment avec des orchestres permanents. Était-ce au régisseur de l’ensemble, supposé connaître les « manies » du chef qu’il accompagne, d’en informer les régies d’accueil, quitte à contrarier un musicien ?
Source : Delphine Blanc, L’accord parfait ? Dans les coulisses des orchestres de musique classique, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2022.